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N° 210, octobre-décembre 2013 : Lectures

Gilles Candar, Pierre Lévêque et Philippe Oulmont

In memoriam

Texte intégral

André Daspre (1928-2013)

André Daspre était un enseignant, un militant et un intellectuel, issu de la plus ancienne tradition républicaine et « rouge » de la Drôme. Fils d’un instituteur et d’une employée des Postes, il eut comme professeur d’histoire en khâgne au lycée Lakanal (Sceaux) Jean Bruhat, qui fut longtemps membre de notre conseil d’administration et un historien engagé et fécond du mouvement social. Agrégé de grammaire, longtemps professeur de lycée au Havre et à Toulon, André Daspre milita aussi au Parti communiste. Il participa au mouvement rénovateur communiste dans les années 1970 et 1980, mêlant espérances et déceptions, avant de quitter en 1988 le PCF. Il resta d’ailleurs toujours militant et actif, dans une gauche républicaine bien affirmée.

Il devint aussi après 1968 assistant, puis professeur de littérature à l’université de Nice et un des meilleurs spécialistes internationaux de Martin du Gard dont il assura l’édition dans la prestigieuse collection de la Pléiade chez Gallimard. Il mena notamment à bien la publication du fameux manuscrit inachevé intitulé Le lieutenant-colonel de Maumort. Sur la suggestion de Jacques Girault, successeur de Jean Bruhat dans notre conseil d’administration et lui-même auteur de la notice biographique consacrée à André Daspre dans le Maitron, qui assurait ainsi la longue chaîne de la recherche et de l’amitié, nous avions republié deux importantes études jaurésiennes d’André Daspre : « L’image de Jean Jaurès dans les romans de Jules Romains, Roger Martin du Gard et Aragon » et « "Vers les temps meilleurs" d’après Émile Zola, Anatole France et Jean Jaurès » (Cahiers Jaurès, n° 185, juillet-septembre 2007, pp. 77-105). Notre collègue avait publié d’autres articles sur Jaurès, notamment comme historien de la Révolution française, à propos de Condorcet, Burcke et 1793 et il nous écrivait encore tout récemment pour nous dire avec quel intérêt et plaisir il lisait chaque livraison des Cahiers Jaurès.

Gilles Candar

Daniel Ligou (1921-2013)

Bien que le hasard des affectations administratives l’ait fait naître (le 21 avril 1921) à Ploemeur dans le Morbihan, où son père exerçait les fonctions d’ingénieur des travaux maritimes, Daniel Ligou était, par ses origines, un homme du Midi languedocien. Il appartenait à une vieille lignée calviniste : un de ses ancêtres, Antoine Ligou, avait dû se réfugier aux Provinces-Unies après la révocation de l’édit de Nantes ; le pasteur et conventionnel Jeanbon Saint-André, dont il publia la biographie en 1989, appartenait à sa famille. Son père, revenu à Montauban après sa retraite, y fut élu en 1929 sur une liste d’union de la gauche et exerça les fonctions d’adjoint au maire de 1929 à 1934. Daniel devait faire preuve toute sa vie d’une fidélité sans faille à cette double tradition protestante et républicaine.

Après des études d’histoire aux facultés des lettres de Montpellier, puis de Toulouse (mais il fréquenta aussi la faculté de théologie protestante de Montauban), Daniel Ligou, reçu à l’agrégation en 1947, enseigna aux lycées de Cahors et de Montauban. Ayant obtenu un détachement de trois ans au CNRS, et doué d’une capacité de travail peu commune, il termina rapidement sa thèse sur Montauban à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution (1787-1794). Docteur d’état dès 1953, il fut nommé maître de conférences à Alger en 1959. Menacé par l’OAS, il demanda à revenir dans la métropole, où il occupa à Dijon, de 1963 à sa retraite en 1989, la chaire d’histoire moderne laissée vacante par le décès prématuré de Pierre de Saint Jacob en 1960.

Tout en continuant à s’intéresser de très près à sa province natale (il fut le coordinateur d’une Histoire de Montauban aux éditions Privat), Daniel Ligou ne se sentit pas exilé en Bourgogne, dirigea de nombreux travaux d’étudiants sur cette région et accorda sa participation, pour les chapitres relatifs au siècle des Lumières et à la Révolution, à plusieurs ouvrages collectifs : l’Histoire de la Bourgogne (1978), l’Histoire de Dijon (1981), La Côte-d’Or de la Préhistoire à nos jours (1996), l’Histoire de Chalon-sur-Saône (2005).

Utilisant une compétence depuis longtemps acquise, il publia en 1968 une remarquable synthèse sur Le Protestantisme en France de 1598 à 1715. Il ne cessa de s’intéresser à la Révolution française, lui consacrant de nombreux cours, suscitant sur cette période des mémoires et des thèses et participant très activement au Bicentenaire sur le plan national, en Côte-d’Or et dans le Tarn-et-Garonne : dans ce domaine, il se situait sans ambiguïté dans la postérité de Georges Lefebvre, aux côtés de Jacques Godechot, d’Albert Soboul, de Michel Vovelle et de Jean-René Suratteau, son collègue à Dijon.

Mais ses préférences allaient sans conteste vers l’histoire de la franc-maçonnerie, dont il devint dans la seconde moitié du dernier siècle l’incontournable spécialiste. Initié dès 1948 à la loge La Parfaite Union de Montauban, Vénérable de la loge Solidarité et Progrès de Dijon de 1968 à 1970, admis aux plus hauts grades, il avait acquis une connaissance encyclopédique et intime du monde maçonnique. Il dirigea un ouvrage capital, le Dictionnaire universel de la Franc-Maçonnerie, paru en 1974, plusieurs fois réédité et devenu un classique (« Le Ligou »), ainsi qu’une volumineuse Histoire de la Franc-Maçonnerie en France (1981). Il contribua à la réédition de nombreux écrits maçonniques des XVIIIe et XIXe siècles. Le Bicentenaire fut pour lui l’occasion de faire paraître un ouvrage substantiel, Franc-Maçonnerie et Révolution française (1989), où il faisait ressortir en particulier la diversité des engagements politiques des Frères dans les événements de 1789-1799.

Adhérent aux Jeunesses socialistes au lendemain de la guerre, il en devint le secrétaire national de 1949 à 1951, remplacé à cette dernière date par Pierre Mauroy. Désapprouvant la politique algérienne de Guy Mollet et son ralliement initial au général de Gaulle, il s’inscrivit au parti socialiste autonome, ne se plut pas au PSU et milita par la suite au Mouvement des radicaux de gauche, dont il fut membre du comité directeur et pendant trois années (1978-1981) président départemental en Côte-d’Or. Il s’intéressait vivement à l’histoire du mouvement social. En 1968, il fit paraître, sous le titre François-Vincent Raspail ou Le bon usage de la prison, un recueil de textes de ce grand républicain socialiste un peu oublié du XIXe siècle, précédé d’une importante introduction sur sa carrière politique mouvementée, mais aussi sur son rôle de savant. Dès 1962, il avait publié une Histoire du socialisme en France (1871-1961), dont la parution précéda d’un an celle de l’ouvrage bien connu de Georges Lefranc (Le mouvement socialiste sous la Troisième République, 1875-1940, 1963). Dans ce livre impressionnant par la masse des informations rassemblées, Jaurès, pour lequel Daniel Ligou, qui était membre de notre Société, ne dissimule pas sa sympathie, se voit bien entendu attribuer la place qu’il mérite dans la réalisation de l’unité socialiste en France, et reconnaître le génie synthétique qui lui a permis d’associer « dans une profonde harmonie…, l’Internationale et la patrie..., l’idéalisme métaphysique et le matérialisme historique, le collectivisme et l’individualisme, le réformisme et la Révolution ».

Avec Daniel Ligou, décédé le 6 juillet 2013 en son domicile dijonnais, a disparu un historien à la personnalité attachante, qui a su mener de front un engagement militant très affirmé et une activité scientifique imposante par son ampleur et sa diversité.

Pierre Lévêque

Odile Rudelle (1936-2013)

La disparition brutale d’Odile Rudelle en août dernier est celle d’une historienne remarquable, personnalité atypique aux talents et aux goûts multiples y compris la musique et les arts plastiques, dont les sympathies allaient aussi à la Société des études jaurésiennes et à ses activités. C’est d’abord son tempérament qui fixait l’attention : son sourire charmeur, son optimisme de fond et son allant intellectuel étaient bien connus, de même que sa manière d’être avec les jeunes chercheurs qu’elle encourageait toujours avec une grande bienveillance. Si elle ne cachait pas ses sentiments, ses amitiés pas moins que ses inimitiés, sa manière de réagir à ce qu’elle entendait lors des rencontres scientifiques frappait toujours l’auditoire ; elle intervenait avec une grande liberté, sans craindre de surprendre, et son courage intellectuel était reconnu même si ses idées n’étaient pas toujours partagées.

Son itinéraire scientifique se situait entre des lignes qu’elle avait su bousculer, celles du droit constitutionnel, de la science politique et de l’histoire, une particularité qui n’avait pas contribué à faciliter sa carrière de maître de conférences à l’IEP de Paris et de directeur de recherches émérite au CNRS. Sa chance initiale avait été de travailler sous la direction de François Goguel, sur le personnage de Michel Debré (dont elle contribua à l’organisation et au classement des archives, puis qu’elle aida dans la rédaction de ses Mémoires). De cette proximité avec les idées de l’auteur de la Constitution de 1958, mais aussi de sa connaissance approfondie des fondateurs de la Troisième République à commencer par Jules Ferry, est issue sa grande thèse sur la République absolue, les origines de l’instabilité constitutionnelle de la France républicaine 1879-1889 (Publications de la Sorbonne, 1982, 327 p.). Ses travaux ont ouvert la voie à une compréhension nouvelle de la République et, par la suite, à une réinterprétation originale de l’action politique du général de Gaulle. Selon elle, ce dernier a su résoudre en 1958 « un problème vieux de 169 ans » en mettant fin à la dépendance de l’état à l’égard du parlement tout puissant et en rendant, par l’exercice du droit de dissolution, au peuple souverain toutes ses prérogatives. De ce fait, la République s’élargissait aux dimensions du pays au lieu de se cantonner à une légitimité historique inscrite à gauche et parfois réticente en matière de libéralisme. Cette relecture de la République, attentive aussi au concept de « régimes d’historicité » analysés chez de Gaulle et Mendès France, Odile Rudelle la défendait avec une pugnacité souriante, sa très vaste culture mobilisée en permanence pour ancrer dans le long terme le plus vaste – par delà 1789 jusqu’à l’édit de Nantes – les spécificités du républicanisme constitutionnel à la française, avec la liberté passant avant l’état et la constitution gouvernant la République et non l’inverse.

Devenue une historienne reconnue du gaullisme, Odile Rudelle n’a jamais été enfermée dans une « école » quelconque et sa liberté de penser s’est manifestée parfois de manière fracassante et courageuse. Sa personnalité et l’apparente ingénuité de son style ont pu ouvrir de nombreuses portes à l’enquêtrice chevronnée qui fut aussi une pionnière de l’histoire orale et de l’histoire culturelle et politique de l’exercice du pouvoir, comme en témoignent les nombreux et très remarquables interviews réalisés par elle depuis 1977 à propos de la guerre d’Algérie puis en préparant son Mai 1958 : de Gaulle et la République (Plon, 1988, 317 p.), aujourd’hui déposés aux Archives d’histoire contemporaine de la FNSP-CHSP, numérisés et accessibles par internet. Elle n’en était pas moins une figure intellectuelle incontestable, de grande valeur morale et, pour certains d’entre nous, une amie au grand cœur.

Philippe Oulmont

Pour citer cet article :

Gilles Candar, Pierre Lévêque et Philippe Oulmont, «In memoriam », Cahiers Jaurès, N° 210, octobre-décembre 2013 : «Lectures».
En ligne : http://www.jaures.info/collections/document.php?id=1345