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N° 207-208, janvier-juin 2013 : Lire L'Arm?nouvelle

Jean-Fran?s Chanet

Lire L’Arm?nouvelle au pr?nt

Texte intégral

Une comm?ration, nous le savons tous, en apprend plus sur le pr?nt que sur le pass?u’elle fait momentan?nt remonter ?a surface. Organis?gr? au concours du Club Raspail, de la Fondation Charles de Gaulle, de l’Office universitaire de recherche socialiste, de la Fondation Jean-Jaur?et de la Soci? d’?des jaur?ennes, la journ?d’?des o?t pr?nt?t discut?e plus grand nombre des textes r?is dans le pr?nt Cahier a eu lieu le 23 septembre 2011 ?’Auditorium Austerlitz du Mus?de l’Arm?

Cette localisation r?le ?a mani? une des raisons que nous avions de ne pas laisser passer inaper?le centi? anniversaire de la publication de L’Arm?nouvelle, l’un des ma?es livres de Jean Jaur???des Preuves, des ?udes socialistes et de l’Histoire socialiste de la R?lution fran?se, donc aussi l’un des livres qui comptent dans le patrimoine intellectuel et doctrinal du socialisme fran?s.

Aux premiers anniversaires d?nnaux, en 1961 pour le cinquantenaire et encore en 1971, ann?d’un autre centenaire, celui de la Commune de Paris, pr?d?en 1969, d’une r?ition d’extraits de L’Arm?nouvelle dans une collection de poche avec une pr?ntation de Madeleine Reb?oux1, il aurait ? difficilement concevable de tenir une manifestation jaur?enne, m? scientifique, dans l’enceinte du Mus?de l’Arm? Ce n’est pas l?on plus que s’est tenu, en octobre 1991, le colloque du 80e anniversaire, certes organis?vec l’aide du ministre de la D?nse d’alors, Pierre Joxe2. Dans L’Arm?nouvelle, Jean Jaur?met en garde « ceux qui risqueraient de s’aveugler en fixant trop obstin?nt le soleil d’Austerlitz3 », mais, remontant jusqu’?urenne, il se montre homme de puissante et lucide synth? nationale.

la distance o?us sommes ?r?nt, entre le Panth?, ces « Invalides de la libert?pan style="font-size:6.67pt; vertical-align:super;">4 », suivant la belle formule du pr?dent d’honneur de la Soci? d’?des jaur?ennes, Maurice Agulhon, et les Invalides tout court, la concurrence symbolique ancienne a fait place ?ne compl?ntarit?ont il faut veiller ?e qu’elle ne devienne pas une ?le indiff?nce. Apr?tout, n’est-ce pas Fran?s Mitterrand qui a symboliquement boucl?ette boucle, en faisant redorer le d?des Invalides apr?avoir choisi de se rendre, le jour de son investiture, sous la « “couronne de colonnes” que le soleil levant redore tous les jours5 » ?

C’est dans cet esprit que les organisateurs de cette journ?ont souhait?u’elle p?e tenir dans un ?blissement dont l’une des missions premi?s est de contribuer, par ses expositions temporaires comme par la pr?ntation de ses collections permanentes, ?a d?nse et illustration des liens entre l’arm?et la nation. Il m’est donc particuli?ment agr?le d’adresser, au nom des institutions et associations qui ont bien voulu s’associer ?ette occasion, tous nos remerciements ?otre h? le g?ral Christian Baptiste, directeur de l’?blissement public du Mus?de l’Arm? Dans le m? esprit, l’actuel ministre de la D?nse, Jean-Yves Le Drian, et le chef de la Direction de la m?ire, du patrimoine et des archives, le contr?r g?ral ?ic Lucas, ont bien voulu soutenir la publication de ce Cahier. Je tiens ?emercier pour leur aide Laurent Veyssi?, d?gu?ux patrimoines culturels du minist? de la D?nse, et toutes les personnes qui ont donn?e leur temps pour la bonne organisation de la journ?d’?des, Gilles Candar, Annie Cr?n, Denis Lefebvre, Thierry M?l et Philippe Oulmont.

Dans notre pays o? conscience patrimoniale est un des principaux ressorts de la demande sociale d’histoire, les historiens ont d?prendre ?e plier aux ??ces comm?ratives dont le calendrier p? d’un poids toujours accru sur la production ?toriale, donc aussi, de fa? plus ou moins directe, sur l’activit?cientifique elle-m?. De l’une ?’autre de ces ??ces, du reste, des relations apparaissent, des liens se nouent, des th?s r?rrents se pr?sent.

C’est en 1989 que L?Hamon avait propos? la Soci? d’?des jaur?ennes, dont il ?it l’un des vice-pr?dents, de mettre ?’ordre du jour un r?amen de la pens?militaire de Jean Jaur?replac?dans les r?exions et d?ts autour du concept de nation arm? d’hier ?ujourd’hui. Ce colloque a eu lieu en octobre 1991. Vingt ans apr? plusieurs de ceux qui avaient alors contribu? ce regain d’int?t ?ient heureusement parmi nous, ?ommencer par nos deux premiers pr?dents de s?ce, Jean-Jacques Becker et Gerd Krumeich. Jean-Jo?Jeanneney, qui a donn?n 1992 une r?ition de L’Arm?nouvelle, n’a pu ?e des n?s, mais le texte de sa pr?ntation d’alors est disponible dans une version num?s?sur le site de la SEJ6. Quant ?illes Candar, il avait trait?vec Christophe Prochasson la question des relations de Jaur?avec « le milieu des officiers r?blicains » d’une fa? assez compl? et pr?se pour qu’il n’ait pas ? n?ssaire d’y revenir aujourd’hui7.

Mais l’histoire continue. L?Hamon nous a quitt?en 1993 ; trois ans plus tard, le pr?dent de la R?blique Jacques Chirac a engag?e processus de retour ?ne arm?professionnelle, donc de s?ration entre la d?nse nationale et le recrutement par appels sur la base de la conscription, processus poursuivi et achev?pr?la dissolution de 1997, Alain Richard ?nt ministre de la D?nse. Un si?e apr?la parution en librairie de l’ouvrage dont le titre complet ?it L’Organisation socialiste de la France. L’arm?nouvelle8 – ouvrage qui avait ? d’abord l’expos?es motifs, exceptionnel par son ampleur, d’une Proposition de loi sur l’organisation de l’arm?/em>9 – et quinze ans apr?cette r?rme qui, en mati? d’organisation de l’arm? a ferm?n cycle dans l’histoire de la R?blique fran?se, la pens?de Jean Jaur?peut-elle encore apporter des ?ments utiles ?otre r?exion sur cet objet ? Puisque ce Cahier r?it en majorit?es historiens, on me pardonnera de commencer par souligner la pertinence que conserve la le? d’histoire qui figure au chapitre IV de L’Arm?nouvelle :

« L’histoire est merveilleusement utile quand on l’?die dans sa diversit?dans son perp?el renouvellement et dans sa perp?elle invention ; elle nourrit et stimule l’esprit par des exemples qu’il tente de r?mer en lois, toujours provisoires d’ailleurs, et conditionnelles, mais elle l’avertit aussi que l’action ne peut jamais sans p?l se r?ire ?ne copie10 ».

Jean Jaur?nous enseigne avant Paul Val? et sans y mettre autant d’ironie que « l’Histoire est la science des choses qui ne se r?tent pas11 ». Mais il l’enseigne aussi et surtout aux militaires, et cette fois avant Marc Bloch, qui dans sa conf?nce de 1937 « Que demander ?’histoire ? », donnait pour exemple du « d?t de l?-exp?ence et de l?-histoire12 » la tendance des « professionnels de l’art militaire » ?ester attach??’?de des batailles napol?iennes comme ?a source in?isable des facteurs d?sifs de victoire. Il n’est d’ailleurs pas indiff?nt que le m? Marc Bloch, dans la recension d’un volume de Pages choisies de Jean Jaur?/em> pour les Annales, en 1930, commence par regretter « qu’une place plus large n’ait pas ? accord??em>L’Arm?nouvelle […] – “livre ?ange”, disent les auteurs ; il se peut ; mais, en tout cas, livre ?nemment repr?ntatif13 ». Repr?ntatif, assur?nt, mais de quoi ? Lire L’Arm?nouvelle aujourd’hui impose de mesurer tout ce qui a chang?n un si?e et de discerner ce qui, des probl?s du pr?nt et de la mani? de les aborder, ?it inconcevable en son temps.

En 1910, Jean Jaur?entendait, suivant ses propres termes, aborder « par les questions relatives ?a d?nse nationale et ?a paix internationale […] le plan d’organisation socialiste de la France14 ». Cette priorit?la hi?rchie d’importance qui la justifiait, indiquent ?lles seules – voil?ien la repr?ntativit? laquelle Marc Bloch, ancien combattant de la Grande Guerre, ne pouvait qu’?e sensible – la place qu’occupait alors dans les esprits la pr?ration ?’?ntualit?’une guerre entre les deux coalitions qui s’?ient mises en place en Europe depuis la d?ite de la France face ?a Prusse et ?es alli?allemands en 1871. Face ?a Triple Alliance conclue en 1882 par l’Empire allemand, l’Empire austro-hongrois et le royaume d’Italie, s’?it constitu?en trois ?pes la Triple Entente : la visite d’une escadre fran?se ?ronstadt en 1891 avait ? le point de d?rt de l’alliance franco-russe ; le gouvernement du Bloc des gauches avait officialis?e 8 avril 1904 l’Entente cordiale avec le Royaume-Uni d’?ouard VII ; enfin, la convention de Saint-P?rsbourg du 31 ao?907 avait mis un terme au « Grand Jeu » des rivalit?imp?ales entre Britanniques et Russes en Asie centrale. La guerre, la guerre sans ?th?, dans l’esprit des Fran?s d’alors, ce ne pouvait ?e que la revanche de la pr?dente, la guerre franco-allemande dont Jean Jaur?lui-m? s’?it fait l’historien peu auparavant. Nul doute qu’aient ? encore bien pr?ntes ?on esprit les recherches et les r?exions pr?ratoires ?a r?ction de cette partie du tome XI de l’Histoire socialiste de la France contemporaine dont l’?teur Jules Rouff lui avait confi?a direction en 189815. Ce tome XI a paru dix ans plus tard, en f?ier 1908, c’est-?ire deux ans et demi avant sa Proposition de loi sur l’organisation de l’arm?/em>, dont on sait que la conception l’a occup?endant plusieurs ann?16. Dans l’intervalle avait ? adopt? avec les voix des d?t?socialistes, la loi du 21 mars 1905, qui avait universalis?e service militaire, r?it ?eux ans, et illustr?a force de l’id?d’une arm?« instrument de citoyennet?vant m? d’?e un instrument de guerre17 ».

Au moment o?us pr?rons l’?tion de ce Cahier, l’Union europ?ne vient de se voir d?rner – contre toute attente, de l’avis de certains – le prix Nobel de la paix 2012. Cette d?sion r?mpense ce qui appara? en un temps de crise et de doutes sur la politique ?nomique ?aquelle ne semble pouvoir ?apper aucun des ?ats membres, comme le principal acquis de ce qu’il est convenu d’appeler la construction europ?ne. Rien de plus inactuel, donc, semble-t-il, que l’obsession de la guerre franco-allemande d?n?nt en conflit g?ral. Est-ce ?ire que les citoyens doivent cesser de se pr?cuper de ce que signifient, dans le monde d’aujourd’hui, l’organisation et l’entretien d’une arm?permanente, les missions qui lui sont confi? et les liens entre cette arm?et la nation ?

Les historiens n’ont certes pas seuls vocation ?istinguer ce qui, dans ce livre centenaire, peut demeurer pertinent ou f?nd. L’actualit?olitique de l’automne 2011 fournissait ?et ?rd un motif de d?t que les organisateurs n’avaient pas pr?, mais que les participants ne pouvaient pas ne pas saisir et que j’ai cru devoir rappeler ici. L’UMP, en effet, ouvrait alors par les questions de d?nse la s?e des conventions th?tiques pr?ratoires ?on projet pour les ?ctions de 2012. Le secr?ire g?ral de ce parti, Jean-Fran?s Cop?mettait l’accent sur deux points. Il pr?ntait d’abord les questions de d?nse comme « un sujet de clivage ?dent entre la droite et la gauche18 ». Cette ?dence n’apparaissait pourtant pas si criante au vu des conditions et de la chronologie de l’abandon de la conscription. Elle tenait selon M. Cop? l’aspect budg?ire de la question : tandis que, durant la l?slature 1997-2002, les socialistes n’auraient « cess?e taillader dans (sic) le budget de la d?nse19 », l’UMP veillerait ?e que l’arm?garde les moyens d’assurer ses missions essentielles. La question du financement de la d?nse nationale n’est gu? abord?dans L’Arm?nouvelle, « livre ?nemment repr?ntatif » aussi en cela : un large consensus, acquis d?les lendemains de la d?ite de 1871, existait entre les forces politiques pour ne pas compter d?lors qu’il s’agissait de l’arm? Voil?ncore un point sur lequel la distance qui nous s?re de ce temps est consid?ble. M. Cop?aisait ensuite part du souhait de son parti d’instaurer un « serment d’all?ance aux armes », serment que ne seraient pas tenus de pr?r seulement les soldats engag?de notre arm? mais tous les jeunes Fran?s devenus majeurs, qui s’engageraient ainsi symboliquement ? servir le pays sous les armes20 » si les circonstances l’exigeaient.

Il ne m’appartient pas de commenter ici cette proposition ni les r?tions qu’elle a suscit?. Tout au plus sugg?it-elle, ?a mani?, que si l’arm?n’a plus en France la m? place, la m? visibilit?u’en 1911, la question de l’?ntualit?’avoir ?aire appel ?a jeunesse pour d?ndre le pays, ?oute la jeunesse, plus encore, la question du sens et des cons?ences politiques d’une telle ?ntualit?ont de celles sur lesquelles doivent r??ir non pas seulement les hommes politiques de tout bord, mais tous les citoyens.

C’?it bien l?e premier message de Jean Jaur?dans L’Arm?nouvelle et cela peut suffire ?n justifier les lectures et relectures au pr?nt.

Notes de bas de page :

1. Jean Jaur?/span>, L’Arm?nouvelle [1911], pr?ntation de Madeleine Reb?oux, Paris, Union g?rale d’?tions, coll. « 10-18 », 1969, 320 p.
2. Soci? d’?des jaur?ennes, Jaur?et la d?nse nationale, Actes du colloque de Paris, 22-23 octobre 1991, Cahiers Jaur?/em>, n° 3, 1993, 202 p.
3Œuvres de Jean Jaur?/em>, tome 13, L’Arm?nouvelle, ? ?blie par Jean-Jacques Becker, Paris, Fayard, 2012, p. 103. C’est l’?tion que nous citerons d?rmais [OJJ, t. 13].
4. Maurice Agulhon, La R?blique, 1880-1995, Paris, Hachette, coll. « Histoire de France », 1990, 2e ? 1997, p. 480.
5. Victor Hugo, Hymne, juillet 1831, Les chants du cr?scule, 1835.
6. J. Jaur?/span>, L’Arm?nouvelle, ? et pr?ntation de Jean-No?Jeanneney, Paris, Imprimerie nationale, coll. « Acteurs de l’histoire », 1992, 2 vol., 601 p.
7. Gilles Candar et Christophe Prochasson, « Jaur?et le milieu des officiers r?blicains », Jaur?et la d?nse nationale, op. cit., p. 63-79.
8. J. Jaur?/span>, L’Organisation socialiste de la France. L’arm?nouvelle, Paris, Jules Rouff, 1911, 686 p.
9. J. Jaur?/span>, Proposition de loi sur l’organisation de l’arm?/em>, annexe au proc?verbal de la s?ce du 14 novembre 1910, Impressions parlementaires, Chambre des d?t? 10e l?slature, session extraordinaire de 1910, publication n° 457, 425 p.
10OJJ, t. 13, op. cit., p. 103.
11. Paul Val?, Discours de l’histoire, 1932, Œuvres, Paris, Gallimard, « Biblioth?e de la Pl?de », t. I, 1957, p. 1135.
12. Marc Bloch, « Que demander ?’histoire ? » [1937], Histoire et historiens, textes r?is par ?ienne Bloch, Paris, Armand Colin, 1995, pp. 32-33.
13. M. B. [Marc Bloch], « Jean Jaur?», compte rendu de Paul Desanges et Luc M?ga, Pages choisies de Jean Jaur?/em>, Paris, Rieder, 1928, Annales d’histoire ?nomique et sociale, 1930, vol. 2, n° 8, pp. 629-630. Je remercie Alain Chatriot de m’avoir signal?ette notule.
14. OJJ, t. 13, op. cit., p. 33.
15. J. Jaur?/span>, La Guerre franco-allemande (1870-1871), in Jean Jaur?/span> (dir.), Histoire socialiste, 1789-1900, t. XI, Paris, Jules Rouff, 1908. la suite de cette partie figure dans le m? tome celle de Louis Dubreuilh, La Commune (1871). Le texte de Jaur?a ? r?it?ous le m? titre en volume s?r?vec une pr?ce de Jean-Baptiste Duroselle et une postface de Madeleine Reb?oux, Paris, Flammarion, coll. « Science », 1971.
16. Voir Patrice Buffotot, Le socialisme fran?s et la guerre. Du soldat-citoyen ?’arm?professionnelle (1871-1998), Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 51.
17. Annie Cr?n, Histoire de la conscription, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2009, pp. 308-309.
18. Compte rendu de la premi? des conventions th?tiques de l’UMP, tenue le 20 septembre 2011, Le Monde, 21 septembre 2011.
19. Ibid.
20. Ibid.

Pour citer cet article :

Jean-Fran?s Chanet, «Lire L’Arm?nouvelle au pr?nt », Cahiers Jaur?/i>, N° 207-208, janvier-juin 2013 : «Lire L'Arm?nouvelle».
En ligne : http://www.jaures.info/collections/document.php?id=1290