n° 158, octobre-décembre 2000 : Variétés jaurésiennes

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Madeleine Rebérioux

Parti ouvrier belge et socialisme français

Table des matières

Décloisonner les champs disciplinaires, penser ensemble histoire, société, littérature et arts, abattre aussi les cloisons qui enferment les chercheurs dans leur terroir national : maints travaux belges et français se sont, depuis quelques années, donné ce but. De Paul Aron à Michel Biron et à Marc Quaghebeur1, de Christophe Charle à Christophe Prochasson2, sans oublier les aînés, s’est élaborée une nouvelle manière d’enquêter sur les pratiques sociales et sur celles qui relèvent de l’écriture et de la production d’images. Et voici que les preuves sont données de la possibilité d’une histoire comparative à laquelle sont convoqués, nation après nation, les intellectuels européens, ces professionnels de la pensée et de la création, ces hommes d’un temps : le nôtre. Certes, et Christophe Charle le déplore, il n’a pas été à même d’explorer ces “ points d’observation situés aux frontières des cultures dominantes ”3 : la Suisse, la Belgique. N’importe : ce colloque se situe dans le double espace ainsi dégagé. Mon intervention, quelque peu exotique par rapport à la note dominante des riches contributions ici rassemblées, participe pourtant, à sa manière, de cet effort.

Il s’agit en effet d’affirmer que le mouvement socialiste et ouvrier, dans nos deux pays, ne se limite pas tout à fait à la volonté de conquérir le pouvoir politique, au bénéfice de ceux qui entendent “ abolir les classes par l’organisation sociale de la propriété et du travail ”4 : entre le socialisme militant et la production culturelle, multiples sont les points de conflits, les zones de pénétration. Il s’agit aussi de s’interroger sur la nature et l’ampleur des liens qui, au sein de l’Internationale née en 1889, se sont noués entre le socialisme français et le Parti ouvrier belge : aux relations particulières nées de la proximité géographique, de la communauté de langue et d’un passé partiellement commun, quelles touches a ajoutées “ l’être ” socialiste, le fait de se réclamer d’un même idéal et de fonder l’action organisée sur une même base sociale ?

Les échanges pleinement égalitaires, cela n’existe pas, fût-ce dans une fédération de partis fiers de leur autonomie. Le dialogue entre Bruxelles et Paris, comment a-t-il donc fonctionné “ en socialisme ” ?

Je m’en tiendrai, dans ces quelques pages à la période que nous appelons le tournant du siècle : un tournant de moyenne durée qui s’étendra sur une bonne dizaine d’années, du milieu des années 1890 au mitan des années 1910.

On a montré qu’à travers l’Union littéraire, société bruxelloise créée en 1877, à l’image de la Société (française) des gens de lettres de quarante ans son aînée, les jeunes écrivains belges ont utilisé un modèle institutionnel français pour promouvoir une stratégie de protectionnisme littéraire et de reconversion nationale5. C’est mettre l’accent sur la relativement longue prégnance du modèle littéraire français en Belgique. Posons la question brutalement : en est-il de même pour le Parti ouvrier belge ? À première vue, certes non. Lorsqu’il vient au monde en trois épisodes – la rencontre, les statuts, le journal – entre avril et décembre 1885, le POB émerge, chronologiquement parlant, au tout premier rang des organisations qui vont adhérer à l’Internationale. Mieux, il réalise d’emblée l’unité de groupes extraordinairement divers qui décident, au moment où la crise industrielle bat son plein, de faire du “ drame social le thème majeur du débat politique ”6. Seul, ou peu s’en faut, le Parti social démocrate allemand peut se targuer d’une origine plus ancienne. S’il est vrai que pendant la plus dure décennie de la “ grande dépression ”, la formation des partis ouvriers s’accélère, s’il est vrai qu’ils sont porteurs d’une conception neuve de l’action et de l’organisation, leur force, et leur faiblesse reposent le plus souvent sur une poussière de cercles divers.

Et la France ? Son cas a quelque chose d’étrange. Le Parti de la fédération des travailleurs socialistes de France, dont l’existence a été proclamée en 1879, lors de “ l’immortel congrès ” de Marseille, a volé en éclats à partir de 1880. Il faudra attendre 1905 pour que vienne au monde la SFIO.

Nul doute, donc, sur l’antériorité du parti belge. Il n’est pourtant pas absurde de s’interroger sur les fonctions exemplaires qui ont pu être celles du socialisme français, fût-il éclaté.

Une exemplarité qui tient d’abord au poids du suffrage universel dans la société républicaine française. Une double naissance, deux révolutions : 1792, 1848. Pas de femmes, certes ! Elles étaient pourtant quelques-unes à se battre âprement en 18487. En vain : cette exclusion reste énigmatique. Mais le vote de tous les hommes, ce n’est pas rien. Rien de tel en Belgique. La constitution est plutôt libérale et les pratiques peu répressives. Le suffrage censitaire plaît aux catholiques et aux libéraux, ces deux premiers piliers de la société belge. La masse attendra. Il faut, en 1885, le surgissement du monde du travail dans les usines, la mine et la rue pour que la “ troisième famille ”, désireuse de donner une dimension politique raisonnable à la “ révolte qui gronde ”8, prenne pour drapeau le suffrage universel à la française : chacun compte, chacun vote pour un, pas de vote plural 9. Il n’est pas d’autre pays où un parti, conscient de la passion que l’égalité démocratique peut inspirer aux prolétaires, prenne la décision d’organiser, dès 1893, une grève de masse aux objectifs aussi évidemment politiques. Résultat tangible, mais ô combien ! partiel : le vote plural. De nouvelles grèves générales, en 1902, en 1913, ne permettront pas de pousser plus loin la victoire.

À vrai dire, est-ce bien le socialisme français qui avait, en ce domaine essentiel, servi de modèle au POB ? La question a été posée. Certes, à partir de 1893 justement, les victoires électorales remportées par les candidats se réclamant du socialisme avaient rendu plus accommodants au suffrage universel les militants révolutionnaires français : quelques années plus tôt, ils avaient eu tendance à en souligner les aspects mystificateurs. Mais il reste vrai que l’exemple donné venait plutôt de la “ démocratie ” que du “ socialisme ”10. Toute la question est de savoir s’il est si facile de les distinguer. Rude question en France. Mais aussi en Belgique. Pour des raisons différentes dans les deux pays, assurément : en France, l’attachement au vote – “ au drapeau ! ” disait-on quand venait le grand jour – prenait racine dans la tradition révolutionnaire et ses luttes glorieuses ; en Belgique, dans la rencontre entre une classe ouvrière que nul n’avait jamais voulu entendre et une équipe dirigeante de notables venus du radicalisme, pour construire un “ troisième pilier ” politique et social. La mystique n’en était pas moins commune.

C’est à la communauté de langue si fortement soulignée par Émile Vandervelde qui n’était pas polyglotte11 et à la proximité territoriale, mais aussi aux traditions éditoriales qui ont longtemps placé les écrivains belges francophones dans la mouvance du champ français qu’il faut maintenant se reporter pour comprendre le poids de la France dans la vie des dirigeants du POB. Cette recherche n’a pas été menée de façon sérieuse. Je m’en tiendrai donc ici à quelques remarques concernant Vandervelde justement : Vandervelde, tôt reconnu comme le “ Patron ” du POB, né en 1866 près de Bruxelles, pourvu d’un père magistrat et libre penseur, Vandervelde qui, dès 1885 – il était depuis deux ans inscrit à l’Université libre où il soutint sa thèse en 1891 – s’affilia à une des ligues ouvrières locales constitutives du POB naissant. Ses choix militants hautement affirmés dans le monde estudiantin coupent court à des espérances universitaires que le “ pilier ” libéral lui ouvrait au départ. La politique s’impose : en 1894, lors de la première vague rose, le voilà élu. Mais si sa carrière parlementaire est bruxelloise, la vie intellectuelle à laquelle il n’a pas renoncé se déroule pour l’essentiel sur le territoire français. Vacances fraternelles, avec Louis Lapicque, la physicien et Seignobos, l’historien radical qui se proclame antimarxiste12 en Bretagne, près de Morlaix : les discussions font rage13. Présence surtout dans les débats provinciaux et parisiens : assez longtemps il se pose en messager de la Belgique socialiste, doublement amie, auprès du Groupe des étudiants collectivistes qui vient de naître14 ; on l’entend par trois fois au quartier latin entre 1894 et 1899, entre Jaurès, Lafargue (l’aîné de tous) et Deville. Il parle du “ socialisme en Belgique ”, de la “ question agraire ”, de la Belgique toujours, des Villes tentaculaires enfin, où passe la grande ombre, encore peu connue, de Verhaeren15. Le Patron y évoque l’exode rural et la souffrance de ceux qui sont chassés des campagnes par la misère. Mais Vandervelde, on l’entend en province aussi : des cercles universitaires l’invitent à Lyon, à Montpellier. Les affrontements liés à l’affaire Dreyfus polarisent un peu partout la jeunesse étudiante.

Parole qui s’envole ? Non. Ces causeries sont éditées en brochures, vite épuisées. Créée par Péguy, au cœur du quartier latin, en mai 189816, la librairie Bellais publie la conférence de Verhaeren. En 1900, , alors qu’une brouille inexpiable a opposé Péguy le bouillant et le sage Lucien Herr, c’est la Société nouvelle de Librairie et d’Édition qui sort un fort volume plus théorique, Le collectivisme et l’évolution industrielle. Fini, le temps des brochures. Vandervelde fait bientôt affaire avec Alcan, un éditeur “ bourgeois ” même s’il est fort lié au socialisme d’éducation français : c’est là qu’il publie à une exception près17, tous les produits de son activité intellectuelle et militante : L’exode rural et le retour aux échanges (1902, rééd. en 1910), les Essais socialistes : l’alcoolisme, la religion et l’art en 1906 (un cocktail passionnant), La Belgique et le Congo en 1911, La coopération neutre et la coopération socialiste en 1913 et, pour finir, avec de Brouckère, La grève générale en Belgique, en 1914. Bref, c’est en France que le “ Patron ” constitue son champ éditorial : une situation non dépourvue d’ambiguïté, qu’avait connue naguère un écrivain comme Camille Lemonnier18.

Faut-il en conclure à un statut dominé du socialisme belge ? Assurément non. Pour trois raisons au moins. On notera tout d’abord la courtoisie amicale avec laquelle les socialistes français rendent à César ce qui est à César. Un seul exemple : lors du congrès que la SFIO tient à Saint-Étienne en 1909, Tarbouriech cite avec grande estime les analyses de Vandervelde sur la question rurale, et Maxence Roldes – il appartient à un autre courant du vieux socialisme français – en fait autant à propos de ces villes dévoreuses de paysans19. Au reste, deuxième remarque, le grand Émile prend soin, dans les incipit de ses conférences, d’assurer la visibilité de son exotisme, ou, si l’on préfère une formule plus académique, de son extériorité hexagonale. “ J’habite aux environs de Bruxelles, près des plaines de Waterloo, une petite commune qui s’appelle La Hulpe ” : les références énoncées – Waterloo, morne plaine – et la fausse naïveté du “ je ” dans cette première phrase des Villes tentaculaires, dit assez que celui qui parle affirme sa dignité d’étranger.

Enfin – last but not least – l’asymétrie des deux socialismes s’affirme, et parfois s’affiche en raison du soin mis par les leaders belges à ne pas mettre leurs pas dans ceux du grand frère. Se faire éditer dans la mouvance socialiste française, d’accord. Faire sien un problème français – l’affaire Dreyfus est exemplaire -, voire adopter intégralement les vues d’un dirigeant français, fût-il, comme Jaurès, un familier de la Belgique : non. Regardons du côté de l’Affaire : lors du premier centenaire, on ne s’est guère préoccupé de ses échos outre-Quiévrain20. Par bonheur, la Société d’études jaurésiennes avait organisé en 1991 un colloque sur Jaurès et les intellectuels et y avait invité Paul Aron 21. Il nous apprit que Le livre d’hommages des lettres françaises à Émile Zola publié au lendemain de J’accuse et dont le Comité de patronage se composait pour moitié de Belges fut loin de rassembler tous les écrivains socialistes : antisémite notoire, Edmond Picard refusa, en termes fort clairs, de s’y associer22 et Jules Destrée se déclara hostile à la campagne en faveur de Dreyfus, sans que la défection de ces intellectuels qui ne passaient pas pour se réclamer d’un marxisme intransigeant ait soulevé de l’émotion. L’antisémitisme constituait-il un enjeu à Bruxelles ? On peut en douter.

En revanche, comme dans toute l’Europe, le débat s’engagea sur la stratégie jaurésienne de soutien à l’expérience Millerand, mise en œuvre à dater de l’été 1899. Là aussi Vandervelde prit ses distances, tout admirateur de Jaurès qu’il se proclamât23. Lors de la consultation internationale ouverte à l’automne 1899 par La Petite République, dont Jaurès était le directeur, il fut de ceux, assez peu nombreux en somme, qui se déclarèrent “ résolument opposé(s) à l’entrée de mandataires socialistes dans un gouvernement bourgeois, si démocrate qu’il puisse paraître ”24. Un peu plus tard, son intervention, très écoutée, au congrès de Paris de l’Internationale25 souligna son évolution : il ne s’agissait que d’une question de tactique. L’Internationale devait donc laisser “ une liberté complète d’action à chacune des nationalités ” qui la constituait. C’était la position défendue par Kautsky, le pape de la sociale-démocratie allemande : Vandervelde prit soin de le présenter au Congrès – c’est lui qui rapportait – comme un des hommes les plus remarquables du mouvement. Coup de chapeau appuyé à l’Allemagne pour échapper au risque d’une excessive influence française ? Le POB sut, en tout cas, manier habilement ces jeux de bascule.

Trois ans plus tard Vandervelde monta à nouveau au créneau, cette fois pour défendre les ouvriers belges – ils étaient nombreux à travailler en France, dans le Nord et les Ardennes26 - accusés d’accepter des salaires plus bas que ceux des Français. Outre la xénophobie ordinaire plus vive à l’égard des frontaliers qui retournaient le dimanche dépenser au pays leurs quatre sous, la dénonciation des Belges reposait sur une habitude de nombre d’entre eux : ils préféraient rester affiliés aux syndicats belges considérés plus efficaces. Alimenté par une proposition de loi sur le “ travail étranger ”, déposée par un député socialiste de la Seine, Jules Coutant, lui-même ouvrier mécanicien – un franc-tireur il est vrai - , le débat s’ouvrit le 20 juillet 1903 devant le Bureau socialiste international27 : pour “ protéger l’égalité des salaires ”, le projet Coutant prévoyait un quota de travailleurs étrangers inférieur à 10%. Manière de “ résister aux menées nationalistes ” comme l’expliqua Vaillant, assez gêné à vrai dire, ou – c’était l’inquiétude de Vandervelde – porte ouverte à la “ proscription ” des ouvriers immigrés ? De toute façon le Patron avait soulevé un drôle de lièvre. Franco-belge au départ, la confrontation internationale se déploya bientôt aux limites du racisme : accueillir les Belges, d’accord, mais que faire aux États-Unis avec les noirs et les chinois ? La question, gravissime puisqu’elle introduisait pour la première fois les paramètres de la mondialisation du capital à l’intérieur du mouvement socialiste ne fut débattue qu’au congrès de Stuttgart en 1907. La motion adoptée, après des débats longs et houleux, attesta la réconciliation franco-belge, mais la profonde division du socialisme international28.

J’ai jusqu’à présent exposé, et fortement nuancé l’hypothèse de l’exemplarité française. Il est temps de saisir la corde par son autre extrémité, en entreprenant de débusquer l’exemplarité belge. Surprenante pour diverses raisons, celles qui plaidaient en faveur de la France, cette quête à l’intérieur du monde socialiste, n’est pas dépourvue d’atouts. Elle est grande la réputation que le POB doit à la précocité de son unité : vingt ans avant le congrès dit du “ Globe ”, où la SFIO sortira de sa chrysalide, c’est beaucoup. Surtout dans le monde de l’Internationale, où le désir unitaire est élevé à la hauteur d’une religion. Conduire sur ce chemin les socialiste français, c’est à quoi se consacre en 1904 le congrès d’Amsterdam. Œuvrer à l’unification en Afrique du Sud, en Australie, ces terres lointaines, ces terres de mission, c’est un des objectifs du Bureau socialiste international en avril 190729. Définir les modes d’organisation qui permettront à plusieurs partis non unifiés de se retrouver dans une même “ section nationale ” c’est à quoi s’attache le B.S.I. encore, le 11 octobre 1908, à propos des Britanniques et des Hollandais30. Sans même parler des Russes aux divisions mal comprises et aisément taxées d’être artificielles.

Ce n’est pas tout. Dans l’embryon d’organisation que l’Internationale se donne à partir de 1900, les Belges se voient richement dotés. Bilingue – chose rare – et inséré dans un état militairement neutre, le POB ne porte ombrage ni à la Social-Démocratie allemande, ni au socialisme français. Dès janvier 1901, le BSI, qui vient d’être créé, siège à Bruxelles. Mieux : c’est la délégation belge qui fait fonction de Comité exécutif du Bureau. Le Secrétariat socialiste international, un poste salarié qui a vu le jour en 1900, est occupé d’abord par un coopérateur belge, Victor Serwy, puis, à partir de janvier 1905, par un socialiste flamand jeune, entreprenant et polyglotte, Camille Huysmans31, cependant que deux autres responsables belges, Vandervelde32 et Édouard Anseele – un flamand et un wallon – assurent la présidence du Comité exécutif. Le prestige que cette responsabilité vaut au Patron – de l’Internationale et pas seulement du POB – en sort renforcé, jusqu’à la guerre : il est à chaque congrès réélu président et il exerce ses fonctions avec modestie et efficacité.

Le POB en bénéficie. On est même allé jusqu’à dire que Le Peuple a joué le rôle de journal semi-officiel de l’Internationale.

Au reste, point n’est besoin de ce surcroît de gloire pour que les modes d’organisation du POB deviennent attractif aux yeux de Jaurès et de ses proches du moment. Le moment de l’exact tournant du siècle : 1899-1902. Cette rencontre n’a pas encore été explorée33. Elle constitue pourtant un épisode passionnant de l’histoire du socialisme français et de la réflexion du député de Carmaux sur l’unité socialiste ; un objectif fondamental à ses yeux, non seulement pour des motifs politiques évidents – la force du mouvement et la nécessité, pour un homme de sa trempe, de disposer d’un large espace pour s’exprimer - , mais pour des raisons philosophiques : la seule réponse à la destruction récurrente de l’Être par le capitalisme, c’est l’unité du monde du travail34. Si bien que, comme toujours chez Jaurès, l’attention la plus minutieuse au politique, celle que ses adversaires qualifient de politicienne, s’articule sur une réflexion intellectuelle que d’autres, toujours parmi ses adversaires, mais parfois aussi ses admirateurs35, qualifient de métaphysique : une double erreur à mes yeux, mais à laquelle il n’est pas de solution “ centriste ”.

Pour se reconnaître dans les maquis organisationnels où se meut le socialisme français, rappelons d’un mot que, dans les années 1890, chaque “ parti ” - Jaurès disait : chaque “ secte ”, pour faire entendre que chacun avait sa chapelle – s’appuyait  à la fois sur des groupes “ politiques ” et sur des syndicats, voire des coopératives. Ce type d’organisation figurait explicitement dans les statuts du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire : les allemanistes se félicitaient du poids des syndicats dans leur organisation ; ils étaient plus nombreux, en 1896 encore, que les groupes politiques ; ils y voyaient à bon droit le signe de leur ancrage ouvrier. Le Parti ouvrier français, lui, n’imposa jamais à ses groupes un modèle unique de statuts ; ses structures locales se signalaient par leur extrême diversité ; mais pendant  assez longtemps, dans certaines fédérations, des groupes corporatifs, voire des unions de chambres syndicales jouxtèrent les groupes politiques36 ; on y rencontrait aussi des comités de rédaction de journaux ouverts à ces nouveaux intellectuels, les publicistes37. Pas de contradiction fondamentale donc avec l’organisation du POB. Et pas de vrais débats sur ces questions.

Les choses changent à partir de 1895-1896. Pourquoi ? Toute faible qu’elle fût encore, la CGT née en 1895, se voulait pôle de rassemblement syndical, terre principale des délibérations ouvrières, et garante d’une forte volonté d’autonomie des travailleurs. Une autonomie dont avait été privée la Fédération nationale des syndicats née en 1886 et que les guesdistes en en prenant ostensiblement le contrôle avaient conduite à la ruine38. Aussi le torchon commence-t-il à brûler entre nombre de syndicats et le POF. Celui-ci se replie fièrement mais dangereusement, sur ses groupes politiques et sur ses certitudes. Sa structure évolue vers celle d’un parti d’adhérents directs alors que les syndicalistes et les coopérateurs allemanistes aident Jaurès à faire aboutir la Verrerie ouvrière d’Albi39, cette réalisation symbolique de la résistance ouvrière au patronat. Le voici attentif aux modes d’organisation du POSR.

Ici, l’affaire Dreyfus. Jaurès est de ceux qui s’y livrent tout entiers, à partir de l’été 189840 : moins obsédé par l’antisémitisme sans doute que par la mise en œuvre de la raison d’État, et le péril que la haute armée fait courir à la République. Constituer le socialisme éclaté en une force rassemblée, en faire l’instrument principal de défense de la République et d’émancipation des travailleurs, voilà ce que l’Affaire lui propose comme une urgence. Or, au début de 1899, les deux cadres où pourraient, à la rigueur, parler d’une même voix les militants, ne sont pas à la hauteur. Le groupe parlementaire est sorti affaibli des législatives de mai 1898 : Guesde et Jaurès ont été battus ; Millerand, son grand homme ne manifeste – c’est peu de le dire – aucun zèle dreyfusiste. Quant au Comité d’entente, fruit d’un long et difficile accouchement, il incarne un type d’unité qui – là aussi, c’est peu de le dire – ne convient guère à Jaurès : la moindre démarche est suspendue en effet à la nécessité d’obtenir le consentement préalable des organisations qui le composent. Or les vagues nationalistes où s’inscrit désormais le militantisme antidreyfusard poussent le peuple socialiste à l’action, et donc à l’union. À l’unité ?

C’est le choix de Jaurès. Unité du parti, d’abord. Mais sur quelles bases ? Les décisions à prendre engagent l’avenir. Il ne s’agit plus seulement des problèmes du Tarn, sa base rouge41, mais de l’avenir du socialisme en France et de son poids dans l’Internationale. Son hésitation est grande. C’est alors, au printemps 1899, qu’intervient la découverte des effets glorieux, ou supposés tels, du modèle belge. Les 2 et 3 avril, Jaurès est invité à l’inauguration joyeuse de la nouvelle Maison du Peuple de Bruxelles42. C’est l’occasion pour le POB de faire rutiler la force qu’il doit à sa composition, à cette juxtaposition de ligues démocratiques et de sections socialistes, de riches coopératives et de syndicats nombreux. Bref, à un mode d’intégration original de la société civile dans la société politique. La présence des syndicats au cœur du parti n’est donc pas forcément un archaïsme ; elle peut freiner le risque de parlementarisation du parti ; elle peut aussi éviter la constitution d’un “ parti syndical ”, rival du “ parti socialiste ” à naître en France. À naître en effet, puisque, à partir de l’été 1899, se prépare le premier congrès général des organisations socialistes françaises. Et, le débat étant ouvert, le moment est opportun : le courant unitaire minore l’audience de la direction du POF auprès de ses électeurs et de ses militants43 et les allemanistes, à partir d’octobre 1898, dirigent la CGT. Oh ! une direction bien légère, mais enfin…

Jaurès et ses amis s’engagent donc sur la voie ainsi déblayée. Et le point de vue défendu par les allemanistes, les socialistes indépendants et les broussistes l’emporte au terme du tumultueux congrès tenu salle Japy du 3 au 8 décembre 1899. Dans le comité général chargé de diriger le parti en apparence uni sont admis, à côté des cinq partis nationaux, les syndicats qui adhèrent aux “ principes du socialisme ” et les coopératives qui acceptent de contribuer à la propagande socialiste. En outre, les fédérations départementales autonomes qui s’étaient constituées ça et là, pour manifester la volonté unitaire des militants, peuvent intégrer le comité ès-qualités   un soupçon de parfum décentralisateur ?

Japy, dans ces conditions, donne-t-il naissance à un parti “ à la belge ” ? Les limites, d’emblée, sont visibles. L’adhésion des coopératives dont le poids était grand dans le POB n’a été votée en commission de résolutions qu’à une voix de majorité : la méfiance à leur égard persistait depuis que, en 1879, la “ première unité ” s’était faite contre elles. S’agissant des syndicats, deux satisfactions : leur adhésion fut votée par 33 voix contre 24. Et la motion d’orientation assura la présence de la grève générale parmi les moyens de propagande et d’action du parti socialiste : invoquant l’exemple du POB qui pratiquait la grève générale sans la hisser sur le pavois, les guesdistes, qui lui étaient hostiles n’avaient pas voulu en faire une pomme de discorde44. Mais la participation des syndicats au congrès n’avait pas été triomphale : ils n’étaient venus nombreux que de Paris, du Cher, de l’Allier et de l’Isère45. Pelloutier ne manqua pas de le faire remarquer dans sa Lettre aux anarchistes. En outre, les “ syndicataires ”, c’est-à-dire les syndicalistes qui n’étaient adhérents à aucun parti, avaient le sentiment de n’avoir rien obtenu de concret. Ils auraient voulu que tout élu socialiste accédant au gouvernement – suivez mon regard ! – fût contraint de se tenir en “ contact permanent avec la CGT ”. Attitude tout à fait normale. Pour ceux d’entre eux qui ne rejetaient pas par principe l’expérience Millerand, bien accueillie par nombre de travailleurs, l’avis de l’organisation économique, en cas de grève par exemple, comptait autant que celui du parti. Le POF qui se refusait à envisager “ l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois ” fit barrage. En outre, aux yeux de nombreux délégués, ce n’était pas une question essentielle. Échec et mat. Et conclusion que divers syndicats formulèrent bien vite : c’est un parti de politiciens.

Bref, le projet jaurésien avait, dès le départ, du plomb dans l’aile. De plus en plus lourd, le plomb. Et pas seulement à cause des guesdistes. Leur départ en fanfare du congrès de Wagram, un an après Japy, en septembre 1900, accroît le poids des fédérations départementales dans le nouveau comité général (16 fédérations, 16 sièges) mais non celui des syndicats : quatre sièges, pas plus, pour ceux qui ne passent pas par l’intermédiaire d’un parti ou d’une fédération, et deux pour les coopératives. C’est l’échec : lorsque le Parti socialiste français se constitue finalement, en 1902, il maintient la structure théorique de Japy, mais la représentation des forces non politiques n’y est plus guère que symbolique. Elle a officiellement disparu du Parti socialiste de France, qui dès Japy y était, nous l’avons vu, défavorable. Pourquoi ? La volonté d’autonomie des cégétistes n’a cessé de s’accroître au rythme des problèmes ouvriers que Waldeck-Rousseau et Millerand n’ont pas su résoudre : en mars 1900 à la Martinique, à Châlon-sur-Saône en juin, l’armée a tiré ; il y a eu des morts ; la loi Millerand-Colliard qui fixe la durée de la journée de travail est perçue comme un recul dans l’immédiat ; le projet Millerand d’arbitrage obligatoire en cas de grève est fort impopulaire. Surtout, peut-être, l’unité dont l’espérance eschatologique avait porté en avant le modèle belge, l’unité s’est brisée. Le parti de Jaurès, ou plutôt ses partisans, font le choix de la priorité “ blocarde ”. Grande activité, résultats non négligeable. Mais, au plan social, très faibles.

Rien d’étonnant dans ces conditions si l’avènement de la SFIO en avril 1905 se produit à l’écart de toute référence aux structures belges. Parti de type direct, fondé sur les groupes politiques réunis en sections locales et en fédérations départementales, la SFIO adopte pour l’essentiel le mode de fonctionnement vers lequel s’était orienté le POF. La greffe n’a pas pris, qui pourtant n’était pas dépourvue de racines en France. L’ascension de la CGT “ achève de constituer le syndicalisme en un monde à part ”46 : un deuxième socialisme. Ce que Jaurès avait voulu éviter. Le modèle belge a échoué.

Le modèle d’organisation en politique tout au moins. Il y eut d’autres voies de passage. À vrai dire, en marge des partis, mais de façon fort diversifiée. En ce domaine, aucun doute : la Belgique est première. C’est à Bruxelles, entre 1892 et 1894, qu’est mise en place l’Université nouvelle47, née d’un incident grave – le refus opposé à Élisée Reclus d’y donner le cours de géographie comparée pour lequel il avait été invité48 - et, au-delà, du désir de produire un “ enseignement philosophique intégral ” exclusivement appuyé sur la “ méthode positiviste ”. L’originalité du nouvel établissement d’enseignement supérieur se lisait aussi dans la création – une première, vraiment – d’une Faculté des sciences sociales à côté de laquelle prospéra un Institut des hautes études. La France se mit à l’école ; infatigable, Dick May49 créa coup sur coup en décembre 1895 le Collège libre des sciences sociales qui se voulait “ une jeune Sorbonne ”, et, en décembre 1898, l’École des hautes études sociales, où s’autonomisa un peu plus tard une École de morale. Mais les socialistes stricto sensu n’y furent jamais majoritaires : de Boutroux à Duclaux, le directeur révoqué de l’Institut Pasteur, de Félix Alcan (le futur éditeur) à Georges Sorel, sans oublier Péguy, Dick May, Jeanne Weill de son vrai nom, recruta surtout chez les intellectuels dreyfusards, heureux, comme le disait le grand Duclaux “ d’être en communauté d’idées avec des socialistes, des hommes du peuple ”. Les socialistes belges dominaient en revanche l’Université nouvelle : de Brouckère et Vandervelde, Destrée et Picard, Van de Velde et Verhaeren y enseignèrent.

Leur consistance s’affirme aussi, hautement, dans la mise en place et la longue durée de la Section d’Art du POB : née en 1891, elle ne cessa d’organiser jusqu’en 1914, conférences, lectures publiques et concerts50, dans le cadre vieillot, puis rénové, de la Maison du Peuple. Est-ce à dire que le public était essentiellement ouvrier ? On allait surtout y entendre la belle parole socialiste, celle des écrivains et des artistes libéraux qui avaient rallié le POB en horreur de l’exploitation et de ses cortèges de misères. L’excellent travail dont nous disposons en France sur le mouvement des Universités populaires51 n’a pas exploré les liens possibles avec la section d’Art. Dans les deux cas il s’agissait bien cependant de socialisme d’éducation. Là aussi, la Belgique avait ouvert la voie, aux franges du parti, à l’intérieur du Parti en même temps : c’était une de ses originalités. En France, le mouvement, jaillissant, enthousiaste, mais autrement plus bref – les grandes années des “ U.P. ” commencent en 1899, la flamme s’éteint à partir de 1903-190452 - exprimait tout autre chose : une volonté ouvrière d’abord – les UP sont nées dans le giron des Bourses du travail -, la conscience inquiète aussi de la dramatique insuffisance de l’enseignement primaire obligatoire sur lequel la République avait tant misé ; il n’avait pas empêché l’ascension du nationalisme. Aussi des conférences scientifiques, propres à combattre la crédulité religieuse et à diffuser l’esprit critique, furent-elles les plus demandées. Un exemple, assez significatif : elles représentent 20% des 287 causeries données à l’UP de Besançon, entre 1899 et 190853. Les socialistes enfin y furent fortement présents, non sans soulever de véhéments tollés, mais le mouvement très décentralisé ne supportait aucun contrôle. Le déclin des UP s’avère, au total, contemporain de la montée du syndicalisme.

Tout en encourageant les UP, Jaurès ne s’y était personnellement guère engagé. Moins que Jules Destrée dans la section d’Art, sans aucun doute. Il n’avait pas davantage participé à l’enseignement donné à l’École des hautes études sociales. Et s’il avait pendant trois ans, entre 1893 et 1895, donné à la Dépêche de Toulouse une rubrique de critique littéraire signée “ le liseur ”54, on a eu longtemps le sentiment qu’à la différence de Destrée, qui peignait et voyait dans l’art et non dans la littérature la porte ouverte sur la modernité, Jaurès n’avait attaché aux arts plastiques qu’une importance secondaire. On a montré récemment qu’il n’en était rien55. Raison de plus pour nous interroger in fine sur la gémellité des deux textes célèbres des deux leaders. Premier en date une fois encore, Art et socialisme, signé Destrée et daté de 1896, se présente comme un acte d’écriture : “ ces quelques pages s’adressent à la fois aux socialistes et aux artistes ”, tel en est l’incipit56. L’Art et le socialisme, une conférence prononcée par Jaurès le 13 avril 1900 à Paris, au théâtre de la Porte-Saint-Martin – elle a été prise en sténo – est, pour sa part, portée par l’éloquence de l’orateur et hachée d’interruptions. Elle est en outre fortement datée : 1900, c’est l’heure de la lune de miel entre les jeunes intellectuels et le militant socialiste dont l’Affaire a, dans ces milieux, décuplé le rayonnement57.

Même titre, ou quasiment. Même orientation aussi : celle du socialisme intégral cher à Benoît Malon, celle de l’espérance. “ C’est chez nous, écrit Destrée, que brûlent les âmes ardentes et passionnées […]. L’aube seule du socialisme se lève sur le monde ”. Et Jaurès : “ Nous avons la prétention d’être la vie en mouvement ”. Même visée stratégique enfin : l’alliance entre artistes et socialistes. Difficile de penser que Jaurès n’avait pas lu Destrée. Et pourtant entre eux, quelle fascinante dissymétrie ! L’objectif de Destrée est double : participer à la réhabilitation nationale des lettres et de l’Art belges, en demandant à l’État reconnaissance publique – les prix ! -, subventions, conservation des monuments et politiques des musées ; mais aussi, pour rendre supportables les “ villes tentaculaires ”, appel à un enseignement d’art industriel susceptible d’arracher les rues à leur monotonie et les gares à leur laideur. Nulle revendication de proximité chez Jaurès ; plus de confiance en revanche, voire plus de gloire : le temps des Lumières, celui de l’individu, fait partie de l’héritage français, même si, aujourd’hui, il ne délivre plus qu’ “ une vie d’art chaotique et superficielle ”58. Pour aller de l’avant , il faut que le prolétariat devienne, pleinement, une classe artistique, une “ classe intellectuelle ”59, il faut qu’il puisse se rendre maître de la langue française et accéder aux beautés d’art que recèle le patrimoine national. Ce qui le permettra ? La marche vers “ le communisme ” : elle a déjà révélé l’art à Wagner ; elle libérera demain hommes et femmes, ouvriers et paysans, de l’excès du labeur quotidien.

Là ne s’arrête pas la dissymétrie.

Au total, les deux mouvements, le belge et le français, s’avèrent politiquement ou culturellement distincts, jusque dans leur cousinage et le jeu des exemplarités. C’est ainsi que l’assise sociale historique de la littérature est intégrée à la tradition qui, socialisme compris, est fondamentalement citoyenne. Charles Maurras n’est pas le seul à penser “ politique d’abord ”. Les guesdistes par exemple, qui se définissent à l’extrême gauche du socialisme, se méfient finalement des intrus non contrôlables – syndicats, intellectuels et artistes dreyfusards – qui tentent de détourner le parti de l’émancipation par les urnes, dernier substitut des barricades, dernier avatar de la révolution. Votons socialiste, sans nous laisser détourner de notre objectif par les aléas du monde réel ! Le langage éthique, cher au POB60 insupporte Guesde et ses amis. Jaurès lui-même se résigne finalement, sans désespoir, à l’unité qui prend forme en 1905, à l’écart des syndicats et du monde dreyfusard. L’Affaire elle-même, n’a-t-elle pas mis en lumière l’importance du pouvoir étatique61 ? En revenant à la Chambre lors de législatives de 1902, n’a-t-il pas senti ressusciter en lui la bête politique ? Prière en outre de na pas oublier que sa vision étapiste de la révolution l’aide à se convaincre que les grandes lois sociales vont inéluctablement succéder à la séparation des Églises et de l’État. La vigueur enfin avec laquelle, contre les tenants du modèle social-démocrate, il défend l’autonomie du syndicalisme dès lors que les syndicats ne sont plus intégrés aux assises du parti, renforce cette conviction : les transformations culturelles et sociales ne prendront forme que si elles s’inscrivent dans la République conquise pour tous : tous, citoyens ! La CGT elle-même doit sa grandeur selon lui, à son refus de se laisser enfermer dans un projet étroit de classe : visant à l’émancipation de tous à travers celle du prolétariat, elle s’avance sur la scène comme la classe d’humanité. Tel est le sens que donne Jaurès à la citoyenneté et au socialisme62 : place fondamentale du prolétaire, primat du citoyen.

Socialisme : un mot justement que le POB a refusé de faire sien à sa naissance ; un refus sur lequel il n’est jamais revenu. Certes la direction belge n’en a pas moins assuré la gestion de l’Internationale : elle n’inquiétait guère. Peut-on pourtant s’abstenir d’interroger la signification de cette absence ? Elle renvoie fort loin : à la jeunesse de la Belgique – une nation qui n’a connu ni la révolution française, ni l’ivresse citoyenne qui l’a accompagnée – au poids qu’y exerce la catholicisme – la Réforme, libératrice du jugement individuel et porteuse, pour les pasteurs, du pouvoir d’arbitrage, c’est ailleurs -, enfin dans le capitalisme industriel, à l’ouvrier, à la fois victime et fier de son corps63. Du coup, la catégorie du politique peine à émerger ; le citoyen s’enlise. Les trois piliers – les trois familles, dit-on plutôt en Wallonie – définissent l’impensé des vies des structures : on naît, on vit, on travaille, on vote, on meurt catholique, libéral ou socialiste. La “ pilarisation ” rend improbable l’avancée citoyenne. Si forte est “ la tranquille permanence ”64 des structures belges.

Faut-il ajouter – il le faut – que la Belgique a aussi une frontière commune avec les Pays-Bas, une autre avec l’Allemagne : problèmes de langue, problèmes d’organisation de la société, du syndicalisme, du socialisme, problèmes d’intellectuels aussi.

Bref, l’histoire comparatiste des socialismes a de beaux jours devant elle. Froide ? Comment le serait-elle ? Il est difficile, vain peut-être, de s’y engager sans la ferme volonté de na pas oublier – serait-ce en invoquant les lectures les plus sophistiquées et les plus enrichissantes – le seul objectif qui vaille : faire passer la force des choses et des hommes dans le poids des mots et des images, contribuer si peu que ce soit – chacun de nous peut très peu – à l’avènement de l’humanité.

Madeleine Rebérioux

Notes de base de page numériques:

1 Paul Aron, Les écrivains belges et le socialisme (1880-1913), Bruxelles, Éditions Labor, 1985 ; Michel Biron, La modernité belge, Bruxelles, Éditions Labor – Les Presses de l’Université de Montréal, 1994 ; Marc Quaghebeur, Lettres belges. Entre absence et magie, Bruxelles, Éditions Labor, 1990.
2 Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle, Paris, Le Seuil , 1996 ; Christophe Prochasson, Les intellectuels, le socialisme et la guerre, Paris, Le Seuil, 1992.
3 Ch. Charle, op. cit., p. 298.
4 La formule est employée par Jaurès le 30 juillet 1896, lors de la quatrième journée, très agitée, du congrès de l’Internationale socialiste à Londres (discours reproduit dans Le Matin, 31 juillet 1896).
5 M. Biron, op. cit., chap. 2, pp. 45-54.
6 P. Aron, op. cit.,p. 17.
7 Michèle Riot-Sarcey, La démocratie à l’épreuve des femmes, 1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994.
8 L’expression est tirée de la chanson des canuts (1831).
9 cf. Raymond Huard, Le suffrage universel en France, Paris, Aubier, 1991.
10 Ce débat, fondamental, sera réouvert en d’autres termes par Hubert Lagardelle lors du congrès SFIO de Toulouse en 1908.
11 Il en parle de façon à la fois amusante et intelligente dans les Souvenirs d’un militant socialiste qu’il a rédigés au soir de sa vie et que Denoël a publié en 1939.
12 Pour une présentation plus nuancée de la pensée de Seignobos, professeur à la Sorbonne, riche en humour, cf. Madeleine Rebérioux, préface à Ch. V. Langlois et Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, rééd. Paris, Kimé, 1992. Et aussi M. Rebérioux, “ Le débat de 1903 : historiens et sociologues ”, in Ch. O. Carbonell et G. Livet (dir.), Au berceau des Annales, Toulouse, Presses de l’Institut d’études politiques, 1983.
13 Vandervelde les évoque avec humour dans Souvenirs, op . cit.
14 Il est issu d’une scission, non dramatique, du groupe des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes : cf. Jean Maitron “ Le groupe des E.S.R.I. de Paris, 1892-1902 ”, in Le mouvement social, janvier-mars 1964.
15 Trois recueils de poèmes de Verhaeren, publiés à Bruxelles, scandent la conférence de Vandervelde : Les campagnes hallucinées (1893), Les Villes tentaculaires (1895), Les Aubes (1898). Signalons aux lecteurs français que la troisième partie du beau livre de Paul Aron, op . cit., est consacré aux “ années Verhaeren ”.
16 Sur ces épisodes que la personnalité de Péguy sut dramatiser, l’analyse la plus sûre est celle de Géraldi Leroy, Les idées politiques et sociales de Charles Péguy, Service des Thèses, Université de Lille III, 1980, t. 1.
17 C’est Cornély, autre éditeur, finalement dreyfusard, qui publie en 1906, La Belgique ouvrière.
18 Le chapitre 2 du livre de Michel Biron, op. cit. fait large place à ce père fondateur de la modernité littéraire belge, trop peu connu en France.
19 Congrès de la SFIO tenu à Saint-Étienne en 1909 (compte rendu sténographique, p. 234 et p. 242).
20 Le colloque de Rennes dont les actes sont parus au début de 1996, édités par les Presses Universitaire de cette ville où se tint le deuxième procès du capitaine n’en dit mot, pas plus que celui de Tours, dont la publication est annoncée dans la revue Littérature et nation.
21 P. Aron, “  Jaurès en Belgique ”, in Jaurès et les intellectuels, sous la direction de Madeleine Rebérioux et de G. Candar, Paris, Les éditions de l’Atelier, 1994, pp. 267-278.
22 Picard refuse de signer pour un juif, “ sa cause fût-elle juste ”. Davantage encore qu’un admirateur de Drumont, c’est un vrai “ raciste ”, qui ne fait confiance qu’aux Aryens. Cf. Synthèse de l’antisémitisme, 1892.
23 Cf. le Jaurès qu’il publia en 1929 chez Alcan toujours, dans la collection “ Les réformateurs sociaux ”.
24 Frédéric Moret, “ La consultation internationale de la Petite République ”, in Jaurès, les socialistes et l’affaire Dreyfus, Actes du colloque de Montreuil, Jean Jaurès, cahiers trimestriels, octobre-décembre 1995. Louis Bertrand, Léon Defuisseaux se disent plus proches du choix fait alors par Jaurès.
25 Congrès socialiste international, Paris, 23-27 septembre 1900, Genève, Éd. Minkoff, 1980, pp. 257-266.
26 Cf. Laurent Marty, Chanter pour survivre ; culture ouvrière, travail et techniques dans le textile à Roubaix, 1850-1914, Lille, Fédération Léo Lagrange, 1982, préface de M. Rebérioux. Et à paraître en 1997 dans Le mouvement social, Didier Bigorgne, “ Main d’œuvre étrangère et mouvement ouvrier au XIXe siècle : l’exemple des Belges dans les Ardennes frontalières ”.
27 Bureau socialiste international, vol. I, Documents recueillis et présentés par Georges Haupt, Paris-La Haye, Mouton, 1969, pp. 85-89.
28 Congrès socialiste international, Stuttgart, 6-24 août 1907, Genève, Éd. Minkoff, 1985, t. 1, pp. 229-257. Le texte déposé par le Parti socialiste américain et soutenu par le Parti argentin fut battu en commission, les autres propositions lui étant opposées “ en bloc ” (une procédure exceptionnelle).
29 Cf. Georges Haupt, La deuxième internationale 1889-1914, Étude critique des sources, Essai bibliographique, Paris-La Haye, Éd. Mouton, 1964, p. 283.
30 Bulletin critique du BSI, Genève, Éditions Minkoff, 1979, p. 193.
31 Georges Haupt, “ Camille Huysmans, secrétaire de la IIe Internationale ”, in Études de la personnalité de Camille Huymans, Anvers, 1971.
32 L’intervention de Vandervelde au congrès de Paris en 1900 a été jugée d’une exceptionnelle qualité.
33 Pas même dans le dernier livre, si neuf pourtant, de Raymond Huard, La naissance du parti politique en France, Paris, Presses de la FNSP, 1996, dont je tire par ailleurs grand profit, et pas davantage dans la contribution, déjà ancienne, mais très “ spécialisée ”, que j’avais consacrée à “ la conception du Parti chez Jaurès ”, dans Jaurès et la classe ouvrière, Paris, Éditions ouvrières, 1981.
34 Cf. M. Rebérioux, Jaurès, la parole et l’acte, Paris, Découvertes-Gallimard, 1994.
35 Cf. la thèse que vient de soutenir Jordi Blanc, dans le cadre de l’UFR de philosophie de l’Université de Toulouse–Le Mirail, sur Jaurès philosophe.
36 Seuls les “ vaillantistes ” (les militants du Comité révolutionnaire central, devenu en 1896 Parti socialiste révolutionnaire), se tenaient à l’écart du système.
37 Cf. Gilles Candar, “ Jaurès et les journalistes socialistes ”, in Jaurès et les intellectuels, sous la direction de Madeleine Rebérioux et G. Candar, Paris, Éditions de l’Atelier, 1994.
38 Cf. les analyses de Rolande Trempé dans La France ouvrière, sous la direction de Claude Willard, Paris, Éditions de l’Atelier, 1995, t. I, 2e partie…
39 Marie-France Brive et Roger Loubet, La verrerie ouvrière d’Albi, Paris, Scandéditions, 1993.
40 M. Rebérioux, “ Allemane, Jaurès, Millerand, Vaillant ”, in Jaurès, les socialistes et l’affaire Dreyfus, Cahiers Jean Jaurès, octobre-novembre 1995.
41 Rolande Trempé et Alain Boscus, Jaurès et les syndicalistes du Tarn, Albi, Institut tarnais d’histoire sociale (CGT), 1994.
42 Jaurès exprime son enthousiasme dans l’article “ Deux mots ” qu’il envoie de Belgique à La Petite République, où il est publié le 4 avril 1899.
43 Claude Willard, Les guesdistes, Paris, Éditions sociales, 1965, chap. XXII.
44 Cf. l’intervention de Delory, un homme du Nord, dans Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Japy, compte rendu analytique, pp. 248-249.
45 M. Rebérioux, La conception du parti chez Jaurès, op. cit., p. 94.
46 M. Rebérioux, “ Le socialisme français de 1875 à 1914 ”, in Histoire générale du socialisme, sous la direction de Jacques Droz, Paris, PUF, 1974, t. II.
47 Voir en dernier lieu Andrée Despy-Meyer, “ Soixante ans d’histoire d’une Université de la pensée libre 1834-1894 ”, in Rops-De Coster, une jeunesse à l’Université libre de Bruxelles, Bruxelles, 1996, pp. 30-34.
48 Le conseil d’Administration de l’Université libre interdit le cours ; il est terrifié par les attentats anarchistes dénoncés par la presse française et par la réputation libertaire de Reclus. Voir Andrée Despy-Meyer, “ Un laboratoire d’idées : l’Université Nouvelle de Bruxelles (1894-1919) ”, in Laboratoires et réseaux de diffusion des idées en Belgique, Bruxelles, 1994, pp. 51-54.
49 Ch. Prochasson l’a évoquée dans Les intellectuels…, op. cit.
50 P. Aron, Les écrivains belges…, op. cit., pp. 253-262, donne le programme des activités de la Section d’Art de 1891 à 1914.
51 Lucien Mercier, Les Universités populaires 1899-1914, Paris, les Éd. ouvrières, 1986.
52 116 U.P. sont créées en 1900, 124 nouvelles en 1901.
53 Gaston Bordet, “ L’Université populaire de Besançon, 1899-1908 ”, in Bulletin de la Société d’histoire moderne et contemporaine, 1993, p. 3-4.
54 Ces articles seront intégralement recueillis, avec d’autres dans le premier volume des Œuvres de Jaurès, dont on espère la parution, si longtemps attendue.
55 Gaston-Louis Marchal, Jean Jaurès et les arts graphiques, Castres, édité par l’auteur, 1984.
56 Pas plus que Jaurès, Destrée qui siège au Parlement depuis deux ans ne se confine dans le thème de l’art. La Bibliothèque de propagande socialiste où paraît cette brochure en annonce deux autres : Le calvaire des vieux travailleurs, L’assurance contre la vieillesse.
57 Aussitôt édité en brochure, le texte est publié la même année par La Revue socialiste et Le mouvement socialiste. Il figure dans presque toutes les anthologies jaurésiennes. La dernière en date est due à Gilles Candar : Jean Jaurès. Libertés. Paris, E.D.I. et Ligue des droits de l’homme, 1987.
58 Principaux exemples pris par Jaurès : Hugo, parce qu’il a condamné le darwinisme ; Goethe, parce que Faust est à la recherche des “ retours mystiques ”.
59 Titre d’un article célèbre, publié dans La Petite République, le 7 janvier 1899.
60 Ce n’est pas seulement le discours de Vandervelde, mais aussi celui de l’anversois, Terwagne : cf. son ABC du collectivisme, publié en 1898. Le POB est notamment engagé dans une lutte de longue durée contre l’alcoolisme à laquelle le socialisme français reste très majoritairement étranger : cf. le débat du congrès de Lyon (février 1912), au ton particulièrement vif.
61 Cf. Pierre Birnbaum, L’affaire Dreyfus. La république en péril, Paris, Découvertes-Gallimard, 1994, et M. Rebérioux, L’affaire Dreyfus, la République en question, Paris, TDC, mai 1994.
62 Ce thème domine, pour qui sait lire, les débats du congrès SFIO de Toulouse, en octobre 1908 (cf. note 10).
63 C’est la vision de Constantin Meunier : cf. M. Rebérioux, “ L’ouvrier à travers l’art et la littérature ”, in La France ouvrière, t. I, op. cit.
64 Cf. Paul Dirkx, “ Un nationalisme différent ”, in Liber, Revue internationale des livres, numéro spécial La colère des Belges, mars 1995.

Pour citer cet article

Madeleine Rebérioux, «Parti ouvrier belge et socialisme français », Jean Jaurès. Cahiers trimestriels, n° 158, octobre-décembre 2000 : «Variétés jaurésiennes», pp. 21-32.
En ligne : http://www.jaures.info/collections/document.php?id=655