N° 210, octobre-d?mbre 2013 : Lectures

Type de document : Article
Christophe Prochasson

Les vertus de la controverse

Table des matières

L’un des traits les plus frappants qui ne manquera pas de retenir l’attention du lecteur des lectures qui suivent est la diversit?e ces derni?s. L’on n’a eu de cesse, dans les deux ou trois derni?s d?nnies, de mettre en avant, sous l’expression aussi ronflante que galvaud?de « fin des grands paradigmes », l’?sion des grands mod?s explicatifs qui firent les grandes heures de l’historiographie fran?se. Dans les sciences sociales, et les historiens n’?appaient pas ?a tendance, l’auteur faisait son grand retour. Avait-il d’ailleurs jamais vraiment disparu, y compris chez ceux qui, depuis la fin du XIXe si?e, se piquaient de placer l’histoire ou la sociologie, ces deux cousines aux relations parfois orageuses, au rang de science ? Rien n’est moins certain. Peut-on tout ?ait ? cette qualit?u vieux Seignobos ? Et que dire alors de Lucien Febvre ou de Marc Bloch qui, l’un et l’autre, vantaient certes les pratiques collaboratives du savant, mais n’en oubliaient pas pour autant d’?e des auteurs ?

La recension, telle qu’elle est pratiqu?dans le vaste continent des sciences humaines, rel? ainsi d’un genre assez impur. Elle se pr?nte comme un moment d’?luation et participe pleinement de ces instances de r?lation dont se dote une corporation pour int?er ceux qu’elle juge l?times et bannir ceux qu’elle classe parmi les imposteurs. Cette t?e primordiale et n?ssaire a d’ailleurs parfois perdu de son efficacit?uand la r?rence obs?ieuse l’emporte sur la lucidit?ritique. Nos lecteurs savent que les Cahiers Jaur?/em> ont depuis plusieurs ann? pr?r?ette derni? ?a premi?. On d?stera encore quelques morceaux de choix dans les pages qui suivent attestant l’esp? de sant??cratique de notre revue, garante de la « bonne science ». M? les temp?ments les plus affables savent dire ce qu’ils pensent. Leur mod?tion de ton se fait d’autant plus cruelle.

Mais la recension fait bien plus que de proposer des jugements. Le mot vaut d’ailleurs mieux que celui d’?luation tant celui-ci est aujourd’hui contamin?ar des usages qui font la perplexit?e certains. Le jugement renvoie davantage, il est vrai, ?a notion d’opinion, quand l’?luation para?se draper dans la pourpre de l’objectivit?C’est pr?s?nt pour cette raison peut-?e qu’il est pr?rable dans nos disciplines o?s « ?luations » sont toujours situ?. Nos « jugements », donc, contribuent, du m? coup, ?a fabrique d’auteurs avec lesquels nous entrons en relation, que nous affichions nos accords ou soulignions nos diff?nds. L’un des charmes des textes de cette nouvelle livraison des Cahiers r?de dans la confrontation vivante, actuelle, presque imm?ate, entre un auteur et son lecteur. On sent les enthousiasmes ou les irritations, les adh?ons ou les rejets. Voici pourquoi Lucien Febvre n’avait pas tort de soutenir que l’on commen?t toujours la lecture des num?s de revue par la rubrique des comptes rendus.

cette fabrique d’auteurs que constitue la recension en s?es, il convient d’ajouter une seconde fonction, tout aussi vertueuse. Les dizaines de comptes rendus qui suivent, et que l’on aura int?t ?ire d’une seule traite, proposent une photographie de la production historiographique d’un moment. Le spectre des Cahiers est bien connu : y appartient tout ouvrage traitant d’histoire sociale et politique. On enrichit parfois le trousseau d’ouvrages d’histoire ?nomique mais aussi d’?des relevant davantage de la m?ode ou de l’?st?logie des sciences sociales. Comment en effet « faire de l’histoire » sans s’interroger r?li?ment sur les conditions intellectuelles de cet exercice toujours proche peu ou prou du bricolage, en tout cas de l’artisanat ?

Trois caract?stiques dominantes me semblent se d?ger de l’?t de l’historiographie contemporaine tel que ce num? des Cahiers le pr?nte. La premi? r?de dans ce que Fr?ric Monier reconna?comme la « r?lution silencieuse de l’histoire politique ». On se souvient qu’?a fin des ann? 1980 et dans le courant des ann? 1990 nombreux avaient ? ceux ?roclamer le « retour » voire le « renouveau » de l’histoire politique, auxquels aurait imm?atement succ? le triomphe d’une histoire culturelle aux attendus m?odologiques diaphanes et, plus encore, aux objets incertains.

Le plus novateur travaillait cependant en sourdine l’histoire politique qui se fit attentive ?es ph?m?s aussi n?ig?que d?sifs pour qui veut comprendre les formes du lien politique. On trouvera plus loin de tr?nombreux exemples de cette nouvelle histoire politique plus interdisciplinaire et ouverte ?ne documentation plus diversifi? La force de ces nouvelles approches repose principalement sur la prise en compte des dynamiques sociales et culturelles qui font le ressort de l’action politique. Les historiens disposent d?rmais des outils leur permettant de ne plus r?ire l’?de de la politique ?’examen ?dit et statique des partis, des ?ctions, des individus, des id? voire des symboliques.

L’autre trait qui ne manquera pas de fixer l’attention des lecteurs est la place accord?aux biographies. Celles-ci sont encore la voie privil??par bien des auteurs et – il faut le reconna?e – des ?teurs, convaincus que dans le marasme qu’affronte depuis plusieurs d?nnies l’?tion en sciences sociales, seul le genre biographique continue de rencontrer l’int?t de quelques lecteurs.

Mais quelle biographie ? Car l’approche biographique conna? elle aussi, une grande diversit?De la biographie en soi ?a biographie-m?ode, existe une tr?large palette. Les comptes rendus qui suivent en font fort bien ?t. De m? qu’il existe des grands et des petits sujets, comme il existe de grandes questions et des probl?s insignifiants, il faut savoir distinguer entre la biographie qui va de soi – inutile de rappeler ici que celle de Jaur?se classe ?demment dans ce type ! – et celle qui r?nd ?a simple curiosit?rudite. Chacun se fera son id? selon ses go?et ses principes. Il serait n?moins d?isonnable de penser que la reconstitution des mondes pass?p?e contenter de l’accumulation d’?des biographiques, plac? les unes ??des autres.

Reste une derni? pi? ?e dossier de recensions. Elle est la plus ardue et la plus aust?. Plusieurs textes – souvent de tr?haute tenue intellectuelle – rendent compte ici d’ouvrages appartenant au domaine ?st?logique. D’un acc?moins ais?on aurait pourtant tort de ne pas s’y arr?r. D’abord parce qu’ils appellent l’attention sur des livres qui ont fait ou feront dates. Ensuite parce qu’ils t?ignent d’une ?lution en cours qui me ram? au point d’o? suis parti. Loin d’encourager les d?orations qu’alimente parfois la nostalgie des « grands paradigmes perdus », l’examen de la production actuelle des sciences sociales, dans sa partie la plus innovante, atteste au contraire une ?nnante vitalit?en France comme ?’?anger. On mentionnera deux ?ments saillants : le premier tient ?e nouvelles dispositions disciplinaires, qui permettent aux fronti?s de devenir plus poreuses ; le second ?a qu? d’un nouvel universalisme, apr?tant d’ann? domin? par un « constructivisme » qui a aujourd’hui ?is?es effets b?fiques et menace m? de conduire les chercheurs vers un relativisme nihiliste.

Telles sont les grandes questions que, sans en avoir l’air, et avec la plus grande clart?’exposition, les auteurs de ce num? brassent ?artir de leurs lectures. Il faut leur en savoir gr?Gr? ?ux, nous restons dans le courant ininterrompu de la science en train de se faire.

Pour citer cet article

Christophe Prochasson, «Les vertus de la controverse », Cahiers Jaur?/i>, N° 210, octobre-d?mbre 2013 : «Lectures», pp. 3-5.
En ligne : http://www.jaures.info/collections/document.php?id=1330