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N° 203, janvier-mars 2012 : Georges Haupt, l’Internationale pour méthode

Jean-Numa Ducange et Marion Fontaine

Avant-propos

Texte intégral

C’est une grande satisfaction de pouvoir offrir aux lecteurs des Cahiers Jaurès ce numéro consacré entièrement à l’historien Georges Haupt, né en 1928 à Satu Mare en Transylvanie roumaine et décédé soudainement à Rome en 1978. à travers le mélange des réflexions méthodologiques, des retours sur l’historiographie, mais aussi des souvenirs et témoignages personnels, nous avons en effet souhaité revenir sur celui qui fut un acteur majeur de l’histoire des mouvements ouvriers pendant une décennie 1968-1978 qui donna lieu à une rencontre particulièrement féconde entre dynamique scientifique et dynamique militante.

De cette rencontre, la vie même de Georges Haupt a été l’incarnation, une vie qui, à l’instar de celle du critique littéraire et militant socialiste roumain Dobrogeanu-Gherea qu’il avait étudié dans l’une de ses dernières communications, eut l’allure d’un « tour de force permanent »1. Né dans une famille juive d’Europe centrale, Haupt est déporté adolescent à Auschwitz. Après la guerre et le retour en Roumanie, il semble d’abord emprunter les voies universitaires et politiques qui font de lui un historien de premier plan pouvant déjà apparaître comme un intellectuel important du régime. Mais, épris de liberté intellectuelle, il rompt en 1958 les attaches et émigre en France. Devenu à son tour, comme ces militants qu’il étudia tant par la suite, un exilé, il entame alors une deuxième carrière historienne, ancrée à la VIe section de l’EPHE, puis à l’EHESS. Directeur d’études à partir de 1969, il prend en 1976 la direction du Centre d’études sur l’URSS et l’Europe orientale. Ce passionné de revues, d’histoire ouverte du marxisme et du mouvement ouvrier, mais aussi d’amitié, ne pouvait manquer de croiser la route de la Société d’études jaurésiennes2. Haupt entra dans notre conseil d’administration à partir de 1967, peut-être sur les encouragements d’Ernest Labrousse, qui dirigea sa thèse, et sans doute sur ceux de Madeleine Rebérioux avec laquelle il fit paraître la même année un ouvrage portant sur la Deuxième Internationale dans ses relations à l’Orient3.

Avec Madeleine Rebérioux et bien d’autres chercheurs européens, qui voulurent faire de leur engagement militant non un facteur d’aveuglement, mais une invite à la découverte et à la critique, Georges Haupt a dirigé un nombre considérable de travaux. Il a aussi écrit des dizaines d’articles (certains d’entre eux pour le Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, l’ancêtre de nos Cahiers) et a contribué à publier une multitude de textes méconnus issus de l’histoire du mouvement ouvrier. Il demeure néanmoins jusqu’à aujourd’hui une figure peu connue, en dehors de ceux qui l’ont croisé ou ont œuvré avec lui à l’époque (notamment à l’occasion des multiples séminaires dont il fut l’initiateur) et de quelques spécialistes de l’histoire du socialisme (en particulier pour la période d’avant 1914). Certes, les revues (Le Mouvement social, Les Cahiers du monde russe et soviétique) auxquelles il a collaboré, les historiens avec lesquels il a travaillé, lui ont rendu hommage juste après sa mort4, mais le silence ensuite est tombé, reflet peut-être du temps d’incertitude dans lequel est entrée au même moment l’histoire du mouvement ouvrier international.

Plus de trente ans après le décès de Haupt, et alors que cette histoire a pris d’autres chemins, emprunté d’autres mots et d’autres questionnements, il était temps de rouvrir le dossier5. Au-delà de l’hommage rendu à une œuvre interrompue brutalement – ce qui eut l’inconvénient, entre autres, de ne pas laisser à Haupt le temps de publier une synthèse qui aurait pu contribuer à entretenir sa postérité – c’est sur la méthode même de l’historien que les auteurs ont voulu insister. L’alliance d’une érudition sans faille, de l’attention portée aux pratiques militantes comme aux débats d’idées, et d’un grand intérêt pour l’histoire à l’échelle internationale, sans oublier l’ouverture à d’autres disciplines, telle que la sociologie, constitue encore des pistes – osera-t-on dire un guide ? – pour les historiens d’aujourd’hui. Nombre de contributeurs reviennent également sur la trajectoire à la fois personnelle, historienne et militante de Haupt. Ce dernier est resté peu disert sur cette trajectoire, notamment dans sa partie initiale. Elle permet pourtant d’éclairer à la fois son œuvre et sa méthode, et témoigne en même temps des bouleversements, parfois des déchirures historiques et historiographiques, qu’ont connus mouvements et partis ouvriers européens durant le second XXe siècle. À l’instar par exemple d’un Norbert Elias, Georges Haupt fut un intellectuel « déraciné », qui sut nourrir simultanément de ce déracinement le regard qu’il porta sur une histoire elle-même faite de transferts et d’échanges, autant que d’exils et de ruptures. Saluant en lui « l’un des derniers représentants de l’intelligentsia internationale passionnée de socialisme », Madeleine Rebérioux ajoutait :

« Cet historien avait, avec des militants comme Rosa Luxemburg, Christian Rakovsky ou Jaurès, qu’il admirait, plus d’un trait commun : ce qui les unissait, compte tenu des évidentes différences, c’était une prodigieuse culture, la volonté de dégager du marxisme, par-delà les dogmatismes et les modes mutilantes, toutes ses dimensions critiques, et le ferme espoir que la classe ouvrière était porteuse d’une solution internationaliste aux nationalismes quotidiens »6.

Si cet espoir fût déçu, l’ambition, et les œuvres auxquelles celle-ci donna naissance, valent encore que l’on s’y attarde.

Aujourd’hui les nouvelles études consacrées aux mouvements ouvriers européens, souvent inspirées par des démarches de transferts et d’histoire croisée pourront difficilement faire l’économie d’un retour – ou au moins d’un regard critique – sur l’œuvre de G. Haupt, incontestablement pionnière dans ces domaines. Irons-nous jusqu’à recommander à ceux qui se tournent aujourd’hui vers d’autres continents et dont le regard porte davantage sur les pays anciennement colonisés d’aller (re)lire Haupt ? Cela ne nous paraît pas infondé tant les anthologies de textes d’acteurs décisifs d’avant 1914, qu’il avait contribué à rééditer, contiennent des développements majeurs sur la question nationale7.

Nous tenons pour finir à remercier Maria Grazia Meriggi, qui est à l’origine de cet ensemble (la plupart des articles sont issus d’une rencontre qui s’est tenue à son initiative à l’Université de Bergame le 21 novembre 2008, à l’occasion des trente ans de la mort de Georges Haupt), et devons témoigner du plaisir que nous avons eu à coordonner ce dossier avec elle et à le mener à son terme.

Notes de bas de page :

1. Cité par Georges Haupt, « Rôle de l’exil dans la diffusion de l’image de l’intelligentsia révolutionnaire », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 19, n° 3, juillet-septembre 1978, pp. 235-249, p. 231.
2. Voir la note nécrologique parue dans Jean Jaurès. Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, n° 69-70, avril-septembre 1978, p. 35. Haupt a appartenu au conseil d’administration de la SEJ de 1967 à sa mort. Il a participé aux deux grands colloques de 1964 (Jaurès et la nation) et 1976 (Jaurès et la classe ouvrière).
3. G. Haupt, M. Rebérioux (dir.), La Deuxième Internationale et l’Orient, Paris, Cujas, 1967.
4. Voir notamment, « Georges Haupt parmi nous. Témoignages, études, textes inédits », Le Mouvement social, n° 111, avril-juin 1980. « Hommage à Georges Haupt », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 19, n° 3, juillet-septembre 1978. Un certain nombre d’articles majeurs de Haupt ont été par ailleurs recueillis dans un ouvrage posthume : G. Haupt, L’Historien et le mouvement social, Paris, Maspero, 1980. Voir également la préface qu’Eric Hobsbawm a rédigée pour l’édition anglaise de ses articles : G. Haupt, Aspects of International Socialism, 1871-1914, Cambridge, Cambridge University Press et Maison des Sciences de l’Homme, 1986.
5. Haupt est d’ailleurs à plusieurs reprises mentionné dans l’article que consacre au concept de « mouvement ouvrier » le très récent Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines. Voir Michele Nani, « Mouvement ouvrier », dans Olivier Christin (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Éditions Métailié, 2010, pp. 297-312.
6. M. Rebérioux, « Georges Haupt (1928-1978) », Encyclopaedia Universalis (article consulté en ligne, www.universalis-edu.com).
7. G. Haupt, Michael Löwy, Claudie Weill, Les marxistes et la question nationale, 1848-1914, Paris, Maspero, 1974 (rééd. L’Harmattan, 1997).

Pour citer cet article :

Jean-Numa Ducange et Marion Fontaine, «Avant-propos », Cahiers Jaurès, N° 203, janvier-mars 2012 : «Georges Haupt, l’Internationale pour méthode».
En ligne : http://www.jaures.info/collections/document.php?id=1236