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N° 199, janvier-mars 2011 : Gr?s et r?rmisme social chez Jean Jaur?/a>

Bruno Antonini

Introduction

Texte intégral

Chacun sait quelle fut l’implication de Jean Jaur?dans le mouvement de lutte ouvri? pour l’?ncipation du prol?riat, son action puissante de soutien des ouvriers en lutte pour d?ndre leur dignit?t pour le progr?social de la R?blique vers le socialisme. Une th? de doctorat d’histoire traita le sujet en 1990, celle de Xiao Xiaohong sur Jaur?face aux mouvements des gr?s (1885-1914), dirig?par Rolande Tremp??’universit?e Toulouse II-Le Mirail.

S’interroger sur l’engagement de Jaur?sur le terrain des conflits sociaux li?au monde du travail et sp?alement sur son soutien aux nombreuses gr?s ouvri?s, ce n’est pas seulement montrer comment Jaur?soutint toutes ces protestations revendicatives, c’est aussi et peut-?e surtout s’interroger sur le lien qu’il ?blit entre th?ie et pratique politiques, au cœur de son socialisme r?blicain adossant l’action syndicale ?’action parlementaire.

Le colloque des 30 avril et 1er mai 2010 ?raulhet, dans le Tarn, a aussi trait?ette question centrale du jaur?sme. En effet, les actes de ce colloque que nous avons le plaisir de vous pr?nter dans ce pr?nt num? des Cahiers Jaur?/em>, fut bien « dans le sujet » car il s’est plac?u cœur de ce rapport mouvant, probl?tique et m? parfois pol?que encore aujourd’hui, entre r?rme et r?lution, au point n?algique de ce qui, chez Jaur? convertit la R?blique bourgeoise en R?blique sociale ou socialisme.

Ce colloque s’est aussi pleinement inscrit dans le cadre du centenaire de la grande gr? des ouvriers m?ssiers de Graulhet, du 6 d?mbre 1909 au 2 mai 1910 : 147 jours de gr? pour obtenir un allongement de 15 ?0 minutes de la pause casse-cro?le matin et aussi l’apr?midi. Le patronat refusa cette revendication mais accorda ?a place six samedis apr?midis de repos pay?durant les mois d’?, et accepta l’augmentation salariale des femmes.

Jaur?vint ?raulhet le 11 janvier 1910 pour essayer, en vain, d’arbitrer ce conflit et fit un ?uvant et brillant compte rendu de sa visite, ?a Chambre des d?t? le 17 janvier 19101, aupr?de Ren?iviani2, ministre du Travail et de la Pr?yance sociale.

Fran?s Jarrige revient en d?ils sur cette intervention de Jaur??raulhet et ensuite ?a Chambre o? dernier pr?sa le sens de sa demande :

Je n’insiste pas et je demande simplement au Gouvernement s’il ne juge pas que, d?aujourd’hui, deux choses sont ?aire : la premi?, c’est d’intervenir au nom de l’hygi?, par application des lois d’hygi? dont il a la garde (Tr?bien ! tr?bien ! ?’extr? gauche), pour exiger qu’?’heure du d?uner et du go?, pour que le repas, au lieu du r?nfort, ne devienne pas un empoisonnement, les ouvriers aient la marge de temps mat?ellement n?ssaire ; et la seconde, c’est d’insister dans ce sens pour qu’une proc?re arbitrale vienne avec ?it?ettre un terme ?e conflit. (Applaudissements ?’extr? gauche et sur divers bancs ?auche.)

La lecture de ce d?t historique ?a Chambre est aussi l’occasion de prendre conscience de la situation ?nomique et sociale du bassin graulh?is de l’?que, surtout lorsque le ministre Ren?iviani prit la parole, r?ndant ?aur??artir des notes fort instructives pour les Graulh?is et pour tout historien social, pr?r? par Arthur Fontaine, directeur du Travail dudit minist? :

Il y a ?raulhet 75 ?blissements de m?sserie dont les plus importants emploient plus de 200 ouvriers, dont les moins importants donnent de l’ouvrage ?rois ou quatre ouvriers ; ce qui fait que nous sommes en pr?nce de 1.805 ouvriers ou ouvri?s. Je tiens ?ire — et vous allez voir l’?t que je ferai tout ?’heure de l’affirmation que j’apporte — qu’il y a 480 femmes employ? aux usines de Graulhet.

Au d?t du mois de d?mbre, comme l’a tr?exactement rapport?. Jaur? les femmes, qui avaient un salaire de 2 fr. par jour, ont demand?ue cette somme f?ccrue de 25 centimes, ce qui aurait fait un gain de 2 fr. 25 par jour...

[…] Les ouvriers, messieurs, ?raulhet, entrent dans les ?blissements ?ix heures le matin et finissent leur travail ?ix heures du soir. Mais il convient d’ajouter que, de onze heures du matin ?ne heure de l’apr?midi, ils sortent de l’atelier pour prendre leur repas. Nous sommes donc en pr?nce d’une journ?de travail de dix heures. Il convient d’ajouter aussi, comme M. Jaur?l’a dit, que deux fois dans la journ? ?ept heures du matin et ?rois heures de l’apr?midi, ils ont un repos d’un quart d’heure, pour se livrer, dans l’int?eur de l’atelier, ?e qu’en langage ouvrier on appelle le « casse-cro?» et ce qu’en langage administratif on appelle la « collation ». Donc, la journ?de travail est de neuf heures et demie.

Que demandent les ouvriers ? Une diminution d’une demi-heure qui porterait, par cons?ent, la dur?de la journ?de travail ?euf heures. Comment disposeraient-ils de cette demi-heure dont ils demandent le gain ? Ils prendraient un quart d’heure de plus le matin pour la premi? collation et un quart d’heure de plus, l’apr?midi, pour la seconde. Voil?xactement l’?t des revendications. Ces revendications n’ayant pas ? satisfaites, la gr? fut d?ar?

C’est donc dans cet esprit de r?propriation de l’histoire sociale et dans ce contexte de comm?ration du centenaire de cette gr? locale que nous avons pr?r?t tenu ce colloque ?raulhet. Et c’est avec joie et reconnaissance que je remercie la Soci? d’?des jaur?ennes, son pr?dent Gilles Candar, de m’avoir donn?uitus dans ce projet qui me tenait ?œur depuis longtemps, puisque c’est de longue date (depuis fin 1999, au moment o? r?geais ma th? de philosophie sur Jaur? que j’ambitionnais d’organiser quelque chose sur la « m?ode socialiste » jaur?enne fondant son r?rmisme r?lutionnaire pas vraiment explicit?i « dig? » encore aujourd’hui chez ceux qui se reconnaissent dans le combat socialiste et se r?ament sinon du jaur?sme, du moins de Jaur?

Reconnaissance aussi et remerciements ?a municipalit?e Graulhet, cette ville tarnaise qui m’a vu grandir, o?ai ? conseiller municipal, de 1989 ?995, dans la foul?des deux mandats municipaux effectu?par mon p?. La Soci? d’?des jaur?ennes se joint ?oi pour remercier le maire de Graulhet, Claude Fita, qui accepta aussit?on offre de « d?calisation » du colloque d?que je le lui ai propos?durant l’? 2008, peu apr?son ?ction ?a Mairie et en pr?sion du centenaire de cette gr? des m?ssiers qui approchait et que nous ne pouvions pas laisser passer sous silence. C’est dire combien pass?t avenir se confondent car penser ce qui vient passe par cette r?propriation collective de notre histoire, celle que nous partageons tous et qui parle aux descendants comme elle parle ?oi-m? : petit-fils d’une « exod?», puisque ma grand-m? maternelle, Marguerite B?u n?Marie (1906-1998), fut, ?a veille de ses 4 ans, avec ses deux sœurs a?es, Paula et Pierrette, du convoi des enfants envoy??ecazeville, d?t janvier 1910 et jusqu’?a fin du conflit, pour ?e accueillis et nourris du pain de la solidarit?uvri?. J’appris tr?jeune cet ?sode historique et familial qu’atteste une photo tr?connue ?raulhet, montrant les enfants graulh?is poser sur les marches de la Mairie de Decazeville, juste apr?leur arriv?en train.

Nos actes reprennent tout cela, de pr?ou de loin. C’est ainsi qu’on peut y lire d’abord les regards crois?de trois historiens sur trois gr?s embl?tiques pour en montrer leurs ressemblances et aussi leurs diff?nces : celle de Graulhet bien s?vec Fran?s Jarrige ?ropos de la question de la sant?u travail car la revendication des ouvriers m?ssiers constitua pour Jaur?l’occasion de faire avancer des lois sur l’hygi? et contre l’insalubrit?u travail ; celle des chaussonniers bretons de Foug?s pendant l’hiver 1906-1907 avec son sp?aliste, Claude Geslin ; et celle, victorieuse, de Mazamet, en 1909, par R? Cazals, sp?aliste de cette gr? tarnaise.

Au-del?es faits de gr?s, un autre aspect fut abord? l’aspect institutionnel, avec Vincent Viet qui montra comment le gouvernement r?blicain essaya de pr?nir et m? parfois de s’opposer aux conflits ouvriers par la cr?ion de diverses institutions interm?aires d’organisation du travail. R? Pech montra l’implication parlementaire de Jaur?en mati? de r?rmes agricoles au d?t du XXe si?e.

Apr?les faits et les institutions, le troisi? volet fut celui des id?, et plus sp?alement de l’id?de « r?rmisme r?lutionnaire » chez Jaur? trait?la derni? demi-journ?du colloque. Pour cela, j’ai moi-m? essay?e montrer comment Jaur??bore sur le terrain, notamment graulh?is, une « m?ode socialiste » de conversion graduelle de l’?nomie capitaliste d?rissant en ?nomie socialiste, ?ravers le concept d’« ?lution r?lutionnaire ». Enfin, coauteurs r?nts d’un livre sur la question, Gilles Candar et Guy Dreux cosignent un texte sur leurs interventions o?s exposent l’exemple parlant et d’actualit?’une application concr? du r?rmisme r?lutionnaire de Jaur??ravers la c?bre loi juste centenaire alors sur les retraites ouvri?s et paysannes du 5 avril 1910 et les d?ts houleux qu’elle suscita entre socialistes.

Au final, voici un colloque qui me semble passionnant, avec des actes riches et vari?qui permettent d’actualiser la recherche sur l’action politique de Jaur?dans le mouvement social de lutte ouvri? au contact duquel Jaur?a toujours puis?our penser sa vie politique tout en vivant sa pens?

Bruno Antonini

Notes de bas de page :

1. Le compte-rendu de ce d?t du 17 janvier 1910 ?a Chambre des d?t?est disponible sur le site de la Soci? d’?des jaur?ennes ?’adresse suivante : http://www.jaures.info/dossiers/dossiers.php?val=54.
2. Ren?iviani (1863-1925) fut le premier ministre du Travail de l’histoire de France (du 25 octobre 1906 au 3 novembre 1910), dans le gouvernement d’Aristide Briand, durant lequel il fit voter des lois r?rmistes (sur le repos hebdomadaire, les assurances du travail, le salaire de la femme mari? etc.). Avocat de profession, il eut ?onna?e le Tarn car il prit la d?nse des ouvriers lors de la grande gr? de Carmaux, et son ?quence le desservit m? peu apr?puisqu’il fut sanctionn?our « ?rt de langage » par le tribunal d’Albi et aussi celui de Toulouse, en 1894, lors de sa d?nse d’un professeur de lyc?d’Albi conseiller municipal socialiste, accus?’outrage ?’encontre d’un d?t?e droite. D?t?il fut d’abord ? dans le Ve arrondissement de la Seine, de 1893 ?902 et de 1906 ?910, puis de la Creuse, de 1910 ?922. Fondateur du Parti r?blicain socialiste, en 1910, il fut entre-temps ?ouveau ministre, cette fois de l’Instruction publique et des Beaux-arts, dans le gouvernement Doumergue, de d?mbre 1913 ?uin 1914, avant de devenir lui-m? Pr?dent du conseil de juin 1914 ?ctobre 1915, p?ode pendant laquelle il fit voter le principe de l’imp?ur le revenu, le 1er juillet 1914. Cofondateur de L’Humanit?em> en 1904, Viviani fut un ami proche de Jaur? Nous renvoyons pour plus de d?ils sur ce personnage important du socialisme r?rmiste, ?’?de savante de Dominique Guyot, « Ren?iviani, premier ministre du Travail (1863-1925) », in Cahiers de l’Institut r?onal du travail, Aix-en-Provence, n° 19, novembre 2010, pp. 122-183.

Pour citer cet article :

Bruno Antonini, «Introduction », Cahiers Jaur?/i>, N° 199, janvier-mars 2011 : «Gr?s et r?rmisme social chez Jean Jaur?», p. 3-7.
En ligne : http://www.jaures.info/collections/document.php?id=1178